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Le prix des paysages

Peut-on donner une valeur financière à un paysage, à un site naturel ou encore à l'activité des abeilles? Loin d'être farfelue, cette question mobilise des chercheurs du monde entier, qui tentent d'évaluer la contribution de la nature au bien-être humain... en dollars. Pour un dirigeant qui veut prendre des décisions éclairées, c'est important de connaître la valeur économique de ce qu'on pourrait perdre », affirme Jean-Pierre Revéret, professeur au département stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l'UQAM. Depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992 sous l'égide de l'Organisation des Nations-Unies, la protection de la biodiversité s'est imposée comme une nécessité aux yeux des gouvernements, bailleurs de fonds des recherches scientifiques.

La nature produit des choses qui nous sont utiles et pour lesquelles on n'a pas à payer. On s'est demandé ce qui arriverait si on les perdait », explique-t-il. « Par exemple, quand on coupe une forêt, le bois rapporte plusieurs millions de dollars à des entreprises. Mais ce n'est pas un gain net, parce qu'on aura perdu quelque chose. Jusqu'à présent, on répondait que ça n'avait pas de valeur, car ça n'avait pas de prix. »

Jean-Pierre Revéret a lui-même conduit la seule étude visant à mesurer la valeur d'un site au Québec : le ruisseau Vacher, dans Lanaudière. Ses travaux ont montré que des citoyens étaient prêts à payer de 67 à 177 $ de leurs poches chaque année, pour préserver le bassin versant de ce cours d'eau, c'est-à-dire le territoire qui draine l'eau vers la rivière. À la fin des années 1990, la ville de New York s'est aperçue qu'il lui coûtait moins cher d'investir dans la protection de ses bassins versants, plutôt que de construire une station de traitement supplémentaire au prix de six à huit milliards de dollars. La municipalité américaine n'a pas mis longtemps pour faire ses calculs et lancer un programme de préservation des sources au coût d'un milliard de dollars. Une belle économie!

Au Québec, les municipalités manquent d'informations sur la valeur de leur patrimoine naturel : « Les entreprises d'affichage savent combien vaut un panneau publicitaire posé à un emplacement. Ils évaluent le prix selon le trafic routier et le nombre de gens qui passent. Mais une municipalité ne sait pas combien vaut l'entrée de son village », observe Jean-Louis Blanchette, administrateur du Comité du patrimoine paysager estrien. Cet organisme a publié Paysages du Québec : manuel de bonnes pratiques, un recueil de trucs destiné aux municipalités pour les aider à protéger et mettre en valeur les paysages.

En effet, la question est majeure pour décider de protéger un paysage, qui peut rapporter gros, même en n'y touchant pas. Au moment de choisir son itinéraire, l'automobiliste peut baser son choix sur le paysage qu'il verra, souligne Robert Kasisi, professeur à l'École d'architecture du paysage à l'Université de Montréal. Sur son parcours, il consommera en achetant de l'essence, des produits, des services et il paiera des taxes. « Si le paysage est défiguré, est-ce qu'il prendra encore la même route? », questionne Robert Kasisi.

 

Les retombées sont encore plus évidentes lorsque vient le temps d'attirer des touristes. « Dans la forêt Montmorency, au nord de Québec, les gestionnaires retirent davantage d'argent des activités récréotouristiques que de la ressource forestière », constate Christian Simard, directeur général de Nature Québec. En connaissant la valeur apportée par la nature, les décideurs peuvent choisir de règlementer la fréquentation d'un site pour en préserver les richesses naturelles. « Les activités de plein air n'ont pas un impact nul. Ce n'est pas l'activité récréative qui soutient la forêt, c'est la forêt qui permet l'activité récréative », souligne Christian Simard.

Crédit: Tourisme QuébecUn débat controversé

La question même d'attribuer une valeur financière à la nature soulève un débat : « Ça fait partie d'une perspective où l'être humain est central et que tout le reste tourne autour de lui », critique Kathleen Usher, coordonnatrice de Evergreen Québec, un organisme qui fait la promotion de la mise en contact des citadins avec la nature. Mais elle se dit personnellement opposée à l'évaluation des biens et services rendus par la nature et craint que l'utilisation du langage financier n’efface les aspects intangibles de la préservation de la nature.

« Ce n'est pas parce qu'on le fait, qu'on tue la poésie », modère Jean-Pierre Revéret. « C'est un élément de plus à intégrer dans les politiques publiques et ça ne doit pas être le seul élément ». La mesure des biens et services produits par la nature sert aussi à sensibiliser les communautés locales, renchérit Robert Kasisi : « Prenons l'exemple d'une montagne boisée. Généralement, c'est là que se trouvent les sources d'eau. Si l’on préserve cette forêt, on préserve les sources. On pourra alors produire de l'électricité et créer des emplois dans les communautés voisines. »

Une meilleure connaissance de la valeur économique de la biodiversité permet d’agir en amont des décisions. « Elle permettrait aussi d’associer une valeur économique aux services écologiques perdus », nous a indiqué le ministère du Développement durable, de l'Environnement et des Parcs du Québec. Alors, on commence avec la forêt, les ressources minières ou le gaz de schiste?

 
Crédit: imagedepotpro, iStockLa multinationale Nature inc.
- Si une abeille vous mène la vie dure lors de votre prochaine randonnée, sachez que vous l'avez probablement dérangée durant son travail au sein d'une des plus importantes « entreprises » du monde. Des scientifiques européens ont évalué que les insectes pollinisateurs apportent une contribution de 190 milliards de dollars par année à la production agricole mondiale. C'est presque autant que les 204 milliards de revenus annuels de Toyota... la cinquième entreprise de la planète.
- 52 % des personnes interrogées dans l'étude de Jean-Pierre Revéret se sont dites prêtes à payer pour protéger le ruisseau Vacher, en Lanaudière. Ce chiffre augmente quand les personnes mènent elles-mêmes des actions à portée environnementale comme le recyclage ou l'achat local. Il augmente aussi lorsque les répondants ont suivi une scolarité supérieure à la moyenne. Au contraire, plus les répondants étaient âgés, moins ils tendaient à vouloir contribuer financièrement à la protection du ruisseau Vacher. 

 
On veut des exemples
Voici quelques mesures des biens et services rendus par la nature sur une période d'un an :
- Les milieux humides de la forêt boréale procurent une valeur non marchande de80,4 milliards de dollars en contrôle d’inondations, purification d’eau et biodiversité.
- Les activités économiques générées par les 350 millions de visiteurs dans les sites naturels des États-Unis sont de 28 milliards de dollars.
- Les ventes de médicaments contenant des ingrédients pris ou dérivés des plantes sauvages représentent 15 milliards de dollars.
- Un hectare de lac ou de rivière produit 8 498 $ de biens et services.
- Un hectare de milieux humides génère 14 785 $.
 - Un hectare de forêt produit 969 $.         

 

   
 
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