Miracle dans les Andes
72 jours dans les montagnes et ma longue marche pour rentrer Nando Parrado est l’un des rescapés du célèbre accident d’avion de 1972 qui a inspiré le film Les Survivants (Alive). Vingt-cinq ans après sa traversée des Andes, il livre son témoignage des événements tragiques. Extrait du récit inédit d’un des survivants qui raconte de l’intérieur son combat contre la mort.
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Comme la nuit était tombée très rapidement, on n’avait pas eu le temps de dégager tous les cadavres, et les survivants avaient été obligés de se faire une place au milieu des morts, de pousser les corps de leurs amis pour gagner quelques centimètres. C’était une scène de pur cauchemar, mais la peur et la souffrance des survivants étaient plus grandes encore que leur sentiment d’horreur. Le froid était insoutenable, les survivants se blottissaient les uns contre les autres, pour partager la chaleur de leurs corps. Certains demandaient à leurs voisins de leur donner des coups dans les bras et les jambes pour que le sang continue à circuler dans leurs veines. À un moment donné, Roberto s’aperçut qu’on pouvait facilement retirer les housses qui recouvraient les fauteuils pour les utiliser comme couverture. Elles étaient en nylon et n’offraient qu’une protection bien mince contre le froid, mais Roberto était conscient du risque d’hypothermie et comprenait qu’il fallait faire au mieux pour garder toute la chaleur possible. Même si les couvertures ne changeaient rien à nos souffrances, il était possible qu’elles contribuent à conserver la chaleur corporelle suffisante pour nous permettre de survivre jusqu’au lendemain.
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Parfois je sortais brusquement d’un long silence en hurlant : « Il n’y a rien à bouffer dans ce putain d’endroit! » Et pourtant, il y avait à manger dans la montagne – il y avait de la viande, en grandes quantités, et facilement accessible avec ça. Pas plus loin que les cadavres étendus à l’extérieur de l’avion, sous une mince couche de gel. Cela m’étonne encore : malgré les pulsions obsessionnelles qui me poussaient à chercher de la nourriture, j’ai pendant longtemps ignoré la présence évidente des seules choses comestibles dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Je suppose qu’il y a certaines limites que l’esprit met du temps à franchir, mais quand le mien les a eu franchies, il l’a fait dans une pulsion si primitive que j’en ai été choqué.
C’était en fin d’après-midi, et nous étions tous allongés dans la cabine, rassemblant notre courage pour affronter l’horreur de la nuit. Mon regard s’est arrêté sur la blessure toujours pas cicatrisée sur la jambe d’un garçon qui était couché près de moi. Le centre de la plaie était à vif, humide, et les bords étaient recouverts d’une croûte de sang séché. Je ne pouvais m’empêcher de regarder fixement cette croûte, et en reniflant dans l’air la faible odeur de sang, j’ai senti la faim me tenailler. J’ai levé les yeux et croisé le regard d’autres garçons qui, eux aussi, avaient fixement regardé la plaie. Honteux, nous avons compris que nous venions d’avoir les mêmes pensées et avons rapidement détourné les yeux.
Mais pour moi, il s’était passé quelque chose que je ne pouvais pas nier : j’avais regardé de la chair humaine et, instinctivement, je l’avais reconnue comme de la nourriture. Une fois que cette porte était ouverte, je ne pouvais pas la refermer, et à compter de cet instant-là, mon esprit n’a jamais été très loin des corps gelés sous la neige. Je savais que ces corps représentaient notre seule chance de survie, mais j’étais tellement effaré par les pensées qui me traversaient l’esprit que je n’en ai parlé à personne.
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Certains ont admis, comme Carlitos, qu’ils avaient eu des pensées du même genre. Roberto, Gustavo et Fito en particulier pensaient que c’était notre seule chance de survie. Pendant quelques jours, nous en avons discuté entre nous, puis nous avons décidé de réunir tout le monde et d’aborder le sujet ouvertement. Nous nous sommes tous réunis à l’intérieur du Fairchild; le jour baissait. Roberto a pris la parole. « Nous sommes en train de mourir de faim, a-t-il dit, simplement. Nos corps ont commencé à se nourrir d’eux-mêmes. Si nous n’avalons pas bientôt des protéines, nous mourrons. Or, la seule source de protéines ici, c’est les corps de nos amis. » À ses paroles a succédé un silence pesant.
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La discussion a continué jusque dans la soirée. Un bon nombre de survivants – Liliana, Javier, Numa Turcatti et Coche Inciarte, entre autres – refusaient même l’idée de se nourrir de chair humaine, mais personne n’a essayé de nous en dissuader. Dans le silence qui a fini par se faire, nous sommes arrivés à un consensus. Il fallait alors aborder les questions pratiques.
« Comment allons-nous faire? a demandé Pancho Delgado. Qui a le courage de découper des morceaux de viande sur nos amis? » Il faisait nuit maintenant. Je ne distinguais plus que des silhouettes, et après un long moment de silence, j’ai entendu quelqu’un parler. C’était Roberto. « Je vais le faire. »
Gustavo s’est levé et a dit doucement : « Je vais t’aider.
- Mais qui allons-nous couper en premier ? a demandé Fito. Comment allons-nous faire pour choisir? »
Nous avons tous regardé Roberto. « Gustavo et moi allons nous en charger », a-t-il répondu. Fito s’est levé. « Je viens avec vous.
- Je vous aiderai aussi », a dit Daniel Maspons, un ailier des Old Christians, et un bon ami de Coco.
Pendant un instant, personne n’a bougé. Puis nous nous sommes tous penchés en avant et avons solennellement affirmé que si l’un d’entre nous mourait ici, les autres auraient la permission de se nourrir de son corps. Après cette promesse, Roberto s’est levé et a fouillé dans le fuselage pour trouver des morceaux de verre. Il a ensuite conduit ses trois assistants vers les tombes. Je les entendais parler à voix basse, mais cela ne m’intéressait pas de les regarder. Quand ils sont revenus, ils avaient des petits morceaux de chair dans les mains. Gustavo m’en a tendu un, je l’ai pris.
La chair était d’un blanc grisâtre, dure comme un morceau de bois, et très froide. Je me suis forcé à penser que ce n’était plus une partie d’un être humain; l’âme de cette personne avait quitté son corps. Pourtant, il m’a fallu du temps pour amener la viande jusqu’à ma bouche. J’évitais le regard des autres, mais je les voyais du coin de l’oeil. Certains étaient assis, comme moi, la viande entre les mains, et essayaient de rassembler leur courage pour la manger. D’autres mâchaient d’un air forcé. J’ai fini par trouver le courage de mettre la viande dans ma bouche. Elle n’avait aucun goût. J’ai mâché une ou deux fois avant de me forcer à avaler. Je ne ressentais ni honte ni culpabilité. Je faisais simplement ce qui s’imposait pour survivre. Je comprenais l’ampleur du tabou que nous venions de briser, mais la seule émotion forte que j’ai éprouvée à ce moment-là, c’était du ressentiment contre le destin qui nous avait contraints de choisir entre cette horreur-ci ou l’horreur d’une mort certaine.
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Nous pensions savoir ce qui nous attendait, et combien la montagne pouvait être dangereuse. Nous avions appris que même une tempête mineure pouvait nous tuer si elle nous attrapait au milieu de ces vastes étendues. Nous avions compris que les immenses congères de neige le long des crêtes étaient instables, et que la moindre avalanche nous balayerait comme des miettes. Nous savions que sous la croûte de neige glacée pouvaient se dissimuler des crevasses, et que des pierres de la taille d’une télévision se détachaient souvent de la montagne et dévalaient les pentes. Mais nous ne connaissions rien aux techniques et aux stratégies de haute montagne, et ce que nous ignorions pouvait suffire à nous tuer.
Nous ne savions pas, par exemple, que l’altimètre du Fairchild était cassé; le site du crash n’était pas à 2 100 mètres comme nous le pensions, mais à 3 600 mètres. Nous ne savions pas non plus que la montagne dont nous avions entrepris l’ascension était l’une des plus hautes des Andes, culminant à près de 5 200 mètres, avec des pentes si escarpées qu’elles auraient posé des problèmes à des alpinistes chevronnés.
Eux-mêmes ne se seraient pas approchés de cette montagne sans s’être au préalable munis de tout un équipement spécial : pitons en acier, vis à glace, cordages de sécurité et autres outils indispensables pour éviter les chutes. Ils se seraient munis de piolets, de tentes imperméables et de bottes robustes et étanches équipées de crampons, autrement dit de clous métalliques qui permettent de gravir les pentes glacées les plus escarpées (pas grand-chose à voir avec nos crampons de rugby...). Ils auraient évidemment été au meilleur de leur condition physique et auraient entamé l’ascension au moment le plus propice; leur expédition aurait été soigneusement planifiée, ils auraient choisi la voie la plus sûre pour atteindre le sommet.
Nous trois marchions en habits de ville, et n’avions pour tout équipement que les simples outils fabriqués à partir des pièces récupérées dans l’avion. Nos corps étaient ravagés par des mois d’épuisement, de faim et de vulnérabilité; nous n’étions guère préparés à une mission pareille. L’Uruguay est un pays chaud et plat. Aucun d’entre nous n’avait jamais vu de vraies montagnes. Avant le crash, Roberto et Tintin n’avaient même jamais vu de neige. Si nous avions eu un tant soit peu de connaissances en matière d’alpinisme, nous aurions su que nous étions condamnés. Fort heureusement, nous étions ignorants, et cette ignorance était notre seule chance.
Tout d’abord, il nous a fallu choisir un chemin qui nous conduirait au sommet. Des montagnards expérimentés auraient sans aucun doute repéré la crête qui reliait le sommet au glacier, à moins de 1 500 mètres de notre avion. Si nous avions été plus malins, nous aurions rejoint cette crête et suivi le chemin étroit qui s’y trouvait, ce qui nous aurait permis d’avoir de meilleurs appuis, des pentes moins raides, et ainsi nous aurions atteint le sommet de la montagne plus rapidement et facilement. En l’occurrence, nous n’avons jamais remarqué cette crête. Depuis plusieurs jours, j’avais repéré l’endroit exact où le soleil se couchait derrière les crêtes, et comme je supposais que le chemin le plus court était le meilleur, nous nous sommes servis de ce point pour déterminer à vol d’oiseau un chemin vers l’Ouest.
C’était là une erreur grossière que seuls des amateurs pouvaient commettre et qui allait nous obliger à gravir les pentes les plus escarpées et les plus dangereuses pour arriver au sommet. Nos débuts cependant ont été prometteurs. La neige sur le flanc inférieur de la montagne était ferme et régulière et les crampons de mes chaussures de rugby accrochaient bien la surface glacée. Mû par une décharge d’adrénaline, j’avançais rapidement et j’avais vite pris une trentaine de mètres sur les autres. Mais bientôt, j’ai dû ralentir. La pente était beaucoup plus escarpée, et à chaque pas, j’avais l’impression qu’elle devenait de plus en plus raide. À cause de la rareté de l’air, l’effort me laissait le souffle court, et tous les quelques mètres, j’étais obligé de m’arrêter pour me reposer, les mains appuyées sur mes genoux.
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J’éprouvais malgré moi un sentiment de privilège et de gratitude, comme c’est souvent le cas lorsqu’on assiste à une merveille de la nature, mais cela n’a duré qu’un court instant. Après ce que j’avais appris dans les montagnes, je comprenais que cette beauté ne m’était pas destinée. Cela faisait des millions d’années que les Andes présentaient ce spectacle, bien avant l’apparition des hommes sur la terre, et cela continuerait après que nous ayons tous disparu. Que je vive ou que je meure, cela ne ferait aucune différence. Le soleil se coucherait, la neige tomberait...
« Roberto, ai-je dit, tu imagines comme ce serait beau si nous n’étions pas des hommes morts ? » Sa main a enveloppé la mienne. Il était la seule personne capable de comprendre l’ampleur de ce que nous venions d’accomplir et de ce qui nous restait à faire. Je savais qu’il était aussi effrayé que moi, mais notre proximité me donnait de la force. Nous étions désormais liés comme des frères, et cela nous rendait meilleurs.
Le lendemain matin, nous avons gravi les marches qui conduisaient au sommet. Roberto se tenait debout à côté de moi. Je lisais la peur dans son regard, mais aussi du courage, et je lui ai aussitôt pardonné toutes ces semaines d’arrogance et d’obstination forcenée. « Nous marchons peut-être vers la mort, ai-je dit, mais je préfère marcher à sa rencontre plutôt que d’attendre qu’elle vienne me chercher. » Roberto a hoché la tête. « Toi et moi, on est amis, Nando. Nous avons traversé beaucoup de choses. Maintenant, allons mourir ensemble. »
Nous avons avancé jusqu’à la pointe ouest du sommet, nous sommes passés de l’autre côté de l’arête, puis nous avons commencé à descendre.
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Ils se sont réunis autour de mon lit et je leur ai raconté ma vie dans les montagnes. J’ai décrit le crash, le froid, la peur, la longue marche avec Roberto. J’ai raconté comment ma mère était morte, comment je m’étais occupé de Susy. Mon père a tressailli en entendant le nom de ma soeur, et je lui ai épargné les détails de ses souffrances – il était suffisant de lui dire qu’elle n’avait jamais été seule et qu’elle était morte dans mes bras. Graciela pleurait doucement en m’écoutant parler. Elle ne me quittait pas des yeux. Mon père était tranquillement assis à côté de mon lit, il écoutait, il hochait la tête et arborait un sourire qui me fendait le coeur. Quand j’ai eu terminé, il y a eu un long moment de silence jusqu’à ce que mon père trouve la force de parler. « Comment avez-vous survécu, Nando? Toutes ces semaines sans nourriture... »
Je lui ai dit que nous avions mangé la chair de ceux qui n’avaient pas survécu. L’expression de son visage n’a pas bougé. « Vous avez fait ce que vous deviez faire, a-t-il dit, la voix brisée par l’émotion. Je suis heureux que tu sois rentré. »
Publié avec l’autorisation des © Éditions Grasset & Fasquelle