Observer la grande ourse (de très, très près)
Tout guide de plein air a une bonne histoire d’ours à raconter le soir autour du feu. Celle de Simon Nadeau est à glacer le sang. Témoignage.
Simon Nadeau, la jeune trentaine, est un guide de plein air qui a de la trempe. Le genre de gaillard énergique et allumé qu’on aime avoir de son bord quand la situation risque de tourner mal… L’automne dernier, ses « invités » (d’autres diraient ses « clients ») ont justement apprécié son courage et son sang-froid, quand une énorme femelle ourse a fait irruption à la pause souper d’un trip en kayak.
Il est 18 h en ce beau jour de septembre, il fait chaud, et les huit kayakistes en profitent pour faire trempette dans l’eau claire du lac Huron, dans la baie Georgienne, après avoir pagayé une vingtaine de kilomètres.
Sur le cap de roche de Bigsby Island, on sirote ensuite un verre de vin en admirant le coucher de soleil. Simon s’affaire dans la cuisine mobile; les molécules parfumées de sa sauce puttanesca se diffusent lentement dans l’atmosphère. L’ancien cuisinier qu’il est a même prévu d’y incorporer quelques branches de basilic frais, spécialité du chef.
« Simon, y’a un ours… », lance l’une des invitées, mettant un terme définitif à la quiétude du lieu.
Le guide se retourne et aperçoit le plantigrade à quelques dizaines de mètres, les papilles frémissantes. « Le plus gros ours noir que j’aie jamais vu : 1,40 m à quatre pattes, résume Simon Nadeau. Je n’ai pas de carabine, ma hache et mon poivre de Cayenne sont hors de mon sac, près de ma tente. »
Ni une ni deux, le guide fait exploser toutes les recommandations compulsées dans les manuels de plein air. Il se met à courir en hurlant comme un démon, les bras en l’air, dans l’espoir d’impressionner le monstre. « Je sais qu’il faut plutôt faire preuve de soumission devant un ours noir : baisser les yeux et rester immobile. Mais je suis sur une île : je ne pourrai pas aller très loin si l’ours décide de progresser vers moi. » Le guide sait aussi qu’un ours est un animal peureux et que sa « porte de sortie » est accessible; de fait, l’ours déguerpit aussitôt dans la forêt derrière lui. Les invités en sont quittes pour une bonne dose d’adrénaline; ça fera un beau souvenir à raconter.
Mais le guide est prudent, il place hache et poivre de Cayenne à portée de main et en explique le maniement aux kayakistes. Simon a décidément beaucoup de cordes à son arc : il a passé plusieurs années dans les Forces armées canadiennes et est rompu aux techniques de combat. Son groupe est composé presque exclusivement de femmes, à qui il fait donner des coups de hache dans le vide en adoptant une attitude guerrière. Il faut se préparer à tout. « Dans le cas d’un assaut, le premier coup de hache doit être le bon. Il n’y a pas de deuxième chance avec un animal du genre, et le mental doit être aussi engagé que le physique », résume l’ex-soldat.
La visite s’éternise
Vingt minutes plus tard, Simon rectifie l’assaisonnement de sa sauce quand l’ours remet le couvert. Cette fois, avec un brin d’assurance en plus. « Mon Pepper Spray a quelques saisons au compteur; on ne voit même plus l’étiquette à cause de l’humidité des caissons », dit Simon. Il s’empare de sa hache en métal et réitère la technique d’intimidation face à l’ennemi. Et là, il aperçoit deux oursons près de leur mère.
L’été a été sec, trop sec pour faire proliférer les petits fruits; les plantigrades sont affamés, la mère ne reculera devant aucun obstacle pour assurer la survie de ses petits. Septembre, c’est le temps de faire du gras pour l’hibernation, qui s’en vient dans quelques semaines.
« On pourrait lui donner à manger », suggère prudemment l’une de ses invitées. « Un ours qui a faim a besoin de manger énormément, et notre puttanesca ne servirait qu’à leur ouvrir l’appétit, explique le guide. Au reste — barres tendres, tomates en conserve et légumineuses sèches —, elle préférera l’un de nous et ses viscères gorgés de protéines. » L’aventure vient de prendre un degré dans l’échelle des émotions. Mais l’ancien militaire a la situation en mains et s’avoue à lui-même : « Au prochain assaut, c’est elle ou moi. » Il faut donc trouver un abri. Ça tombe bien : en accostant, les kayakistes ont vu un chalet du côté est de l’île.
« On paquette nos affaires, tout dans les kayaks! » ordonne le guide-soldat. Tandis que le groupe ramasse tentes et effets personnels, Simon fait les cent pas, hache à la main, le regard pointé vers le bois.
La visite persiste
Trente minutes plus tard, les kayaks sont sur l’eau, prêts à partir vers le chalet. L’ours revient par un autre côté de l’île, dessinant ainsi un parcours d’observation stratégique. La guerre aura donc lieu.
Sept mètres séparent l’animal de Simon. Celui-ci se met à courir comme un forcené, mais cette fois, l’ours ne recule pas. Le corps en avant, le guide lève son bras armé pour l’asséner sur la tête de l’animal quand celui-ci se tourne lentement en arrière, stoppant la brutalité du coup. « Et là, elle vire de bord et me lance un regard où je lis du défi : “Mon homme, t’as fait l’erreur de ta vie; t’aurais dû m’abattre”, semble-t-elle me dire. Je ne peux plus frimer, je sais qu’elle va revenir et, cette fois, il faudra que je la tue. »
Les kayakistes attendent Simon sur l’eau. Le rivage est à 25 m devant lui. Courir? Risqué. « En bon mâle alpha, je lui tourne le dos et marche vers mon kayak pour lui montrer que je n’ai pas peur. » Another day at the office.
Dans l’urgence, il faut aller lentement pour éviter les erreurs, sait l’ancien soldat. Il commence à enfiler jupette et veste de flottaison quand, soudain, les kayakistes s’écrient : « Attention, Simon, derrière toi! » Il se tourne et voit l’ours à quelques mètres de lui, qui fait les cent pas, oreilles baissées, yeux plissés, prêt à l’attaquer. « Un gars saoul dans un bar qui cherche la bagarre », résume Simon.
Pas de niaisage, il est grand temps de déguerpir. Au moment où l’ours s’apprête à foncer sur lui, Simon avance son kayak de quelques mètres dans l’eau, décourageant ainsi l’animal de le suivre dans un milieu où il aura peu de chances de pouvoir l’attraper.
Repli australien
Il est 19 h 15, la lumière décline tandis que les kayaks commencent à accoster près du « château fort » qu’est le chalet. L’ours affamé est là, observant les allées et venues de l’équipe, qui décharge le contenu des kayaks, et qui va même jusqu’à nettoyer l’intérieur des caissons pour éviter que le plantigrade ne les endommage. Avec des kayaks inutilisables, impossible d’espérer quitter le refuge!
Tandis que l’une des kayakistes fait le guet, le cœur battant, une autre s’introduit par une fenêtre du chalet avant d’ouvrir l’abri au reste des réfugiés. Dehors, l’ours est tapi dans l’obscurité, et Simon a l’intuition qu’il ne chargera pas. « En langage militaire, on appelle ça le repli australien, explique le guide : organiser un mouvement incessant pour décourager l’attaque tandis qu’une personne immobile, arme à la main, démontre une puissance dissuasive. »
Une heure plus tard, une fois à l’abri, les rires fusent : quelle frousse! Les membres de l’équipe sont devenus des frères d’armes, soudés par un solide attachement émotionnel. « Une gang extraordinaire, résume le guide, pas un seul début de panique… » Il est 22 heures passées, la puttanesca est avalée en un rien de temps. « Dommage, le basilic avait fondu dans la sauce… », déplore le guide-cuisinier.
Le lendemain matin, l’ours est encore là, plus affamé que jamais. Mais le stress est retombé et, avec le soleil naissant, les choses apparaissent sous un jour nouveau. Va-t-il les suivre à la nage sur une distance de 14 km vers la prochaine halte? Rien n’est moins sûr. Sur Champlain Island, le soir venu, pas d’hésitation : il y aura un feu de camp pour éviter tout danger. Ultramotivée, la gang a rassemblé une quantité incroyable de bûches pour faire un feu dissuasif, digne de la Saint-Jean. Ça doit bien porter un nom, en langage militaire, un feu pareil?