Livre // La tentation du monde
Je me disais qu'il n'était pas exclu que tout s'éclaire, qu'une ampoule s'allumerait peut-être en moi et que je décèlerais tout d'un coup mes véritables motifs, mes buts secrets, le sens de ma vie. Je ne savais pas pourquoi il fallait partir ailleurs pour découvrir qui on était réellement, mais tout le monde le disait : on découvrait des trucs importants, des cultures, des manières de faire et de penser différentes de chez soi, en même temps que l'on était censé se découvrir. Et je m'imaginais revenir, après un long moment, la peau tannée, les gestes empreints d'une lenteur toute méditative... Mes traits et mon regard ne seraient plus l'expression de cette interminable juvénilité, mais celle d'une expérience rare, d'une virilité éprouvée et d'une sagesse acquise au prix de mille dangers.
Je m'imaginais rencontrer un vieil homme au visage sculpté par des années remplies, un vieil Allemand, un vieux Portugais, il maîtriserait un peu l'anglais ou le français, et m'exposerait, fort de sa sagesse lointaine, des leçons fondamentales : « Tu sais, la vie... » Et jamais je n'aurais vu les choses de cette manière, et jamais je ne les verrais plus de la même façon : du coup, je serais transformé!
À mesure que le départ approchait, ce n'était cependant pas ce qui m'angoissait le plus. Tout le monde avait toujours l'air de s'amuser, de réussir son voyage, de trouver son expérience extraordinaire. Et si je ne faisais aucune rencontre digne de ce nom? Et si je ne découvrais rien? Que me restait-il à découvrir en Europe qu'on n'avait pas vu à la télé? Et si je m'emmerdais après une semaine? Je ne pouvais pas revenir après une semaine, j'aurais l'air de quoi? Mais si je m'ennuyais pendant trois mois?
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Nous étions peut-être deux cents, ce matin-là, à nous réveiller devant la gare de Venise. La nuit avait été courte, Pierre dormait encore, le soleil brillait... J'étais allé marcher, tout près, sur le bord d'un canal. La matinée était fraîche, mon sac de couchage autour des épaules me réchauffait... J'étais parti depuis trois mois et je me sentais remarquablement bien. Nous avions vu un tas de trucs en Europe, mais ce qui me surprenait le plus, ce qui m'égayait autant, c'était de réaliser combien j'avais besoin de peu, presque rien, pour vivre ainsi et, en fin de compte, pour vivre : un endroit où dormir, un peu de fric pour manger, encore un peu pour boire, des camarades avec qui ouvrir ces bouteilles et le désir d'aller respirer ailleurs l'air du temps et des lieux. Et je regardais tous ces jeunes voyageurs se réveiller au pied des marches de la gare et je me demandais... Je me demandais combien de temps on pouvait réussir à se contenter d'une telle existence, combien de temps on pouvait errer de la sorte.
L'été achevait déjà; pour moi, c'était bientôt fini. Je devais rentrer à Montréal. Reprendre l'université. Étudier. Travailler à temps partiel. J'avais des plans... Un autre itinéraire... Terminer mon bac, poursuivre mes études jusqu'au doctorat, devenir psychologue, trouver la femme de ma vie, m'acheter une maison, fonder une famille... Mais ce matin-là, je me sentais si libre. Si léger. Si vivant. Comme un surfeur filant sur sa planche...
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Si les vrais voyageurs visitaient tous les musées, tous les monuments, tous les sites les plus édifiants, tout en s'entretenant avec autant de natifs que possible à propos des sujets les plus variés et les plus profonds, Pierre et moi, il fallait bien l'admettre, nous aimions plutôt glisser rapidement à la surface des choses. C'était un peu comme si nous donnions libre cours à une sorte d'inclination naturelle pour le surf, alors que d'autres préféraient la plongée. Une même étendue d'eau, deux façons d'en profiter...
Fallait-il vraiment chercher à savoir laquelle est la plus bénéfique? La plus grisante? En fin de compte, c'était peut-être Calvino qui avait raison :« Voyager ne sert pas beaucoup à comprendre, mais sert à réactiver pendant un instant l'usage des yeux ». Nous les avions d'ailleurs grands ouverts depuis maintenant plus de six mois et, malgré notre quotidien paisible sur cette ferme communautaire, il était temps pour nous de les reposer. Nous avions bien songé à poursuivre l'aventure encore un moment en travaillant dans un Moshav, en Israël, ou en tentant notre chance sur un bateau de pêche, en Norvège. Mais nous étions fatigués, trop fatigués pour continuer.
À la fin novembre, une vingtaine de volontaires sont venus attendre l'autobus avec nous. Les larmes de Pierre coulaient sur ses joues, les miennes demeuraient obstinément coincées dans ma gorge.
Et nous sommes passés par la Turquie, puis la Yougoslavie avant de revenir, un mois plus tard, à Amsterdam. Où je nous croyais au bout de nos peines. Mais le plus difficile, ce n'est pas toujours de partir pour l'inconnu. Revenir de son premier long voyage constitue pour plusieurs une véritable épreuve.
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Les grands voyageurs n'avaient pourtant jamais laissé entendre qu'ils avaient découvert leur véritable nature au cours de leurs pérégrinations, Marco Polo, Ibn Battûta, Christophe Colomb, René Caillé, de Bougainville, Cook, Burton ou Speke ne s'étaient pas souciés de traquer la bête authentique qui se terrait en eux. D'autres quêtes les occupaient. On cherchait le paradis terrestre, de nouveaux continents, de nouveaux passages, plus d'aventures, de l'or, des épices, on espérait enrichir ses collections zoologiques et botaniques, on cartographiait les terres, les côtes, les fleuves et on tentait de remonter à leurs origines. « Quant à moi, écrivait Darwin, j'ai tout lieu de me féliciter de ce voyage car il m'a permis d'observer une section fort intéressante de la grande formation tertiaire de la Patagonie. » Mais maintenant que plus personne ne croit à l'existence littérale du paradis terrestre, que tous les continents ont été découverts, cartographiés, photographiés, que l'on connaît les meilleures routes, que seuls les plus fanatiques recherchent de l'or comme avant et que l'on ne s'intéresse plus autant à augmenter ses collections de nouvelles espèces animales ou végétales, que nous reste-t-il?
Une vieille légende hindoue raconte qu'il y a très longtemps, tous les hommes étaient des dieux. Ils avaient cependant abusé de ce pouvoir, et Brahma, le maître des dieux, avait décidé de le leur retirer et de le cacher dans un endroit où il leur serait impossible de le retrouver. Brahma avait donc convoqué en conseil les dieux mineurs pour choisir quel serait cet endroit. Ils ont suggéré de l'enterrer, ou encore de le cacher au fond de l'océan, mais Brahma estimait que tôt ou tard les hommes creuseraient la terre ou exploreraient les profondeurs de l'océan. Le maître des dieux a alors proposé de cacher la divinité des hommes là où ils ne penseraient pas à la chercher : au plus profond d'eux-mêmes. « Et depuis ce temps-là, conclut la légende, l'homme explore, escalade, plonge et creuse, à la recherche de quelque chose qui se trouve en lui. »
C'était toutefois une légende, je n'étais pas du tout certain qu'il existât en moi quelque trésor divin et je ne pressentais pas davantage ce que j'aurais bien pu déterrer des tréfonds de mon obscurité intime. Mais quand on part aussi loin, tous les espoirs sont permis. Mon premier voyage avait tout chamboulé : la vie universitaire m'apparaissait terriblement fade, le projet de m'acheter une maison ne relevait plus d'aucune nécessité et la famille pouvait attendre encore un siècle ou deux.
L'espace de quelques mois, je m'étais affranchi du mode de vie de mes parents. Le problème, c'est que je ne savais plus par lequel je devais le remplacer.
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C'est cependant à Bangkok que nous avons véritablement commencé à prendre le rythme, l'humeur du vagabondage. Je me sentais reposé, j'avais l'impression d'être prêt, que le voyage débutait, et même si en comparaison du grand Burton, nous n'étions que deux joyeux pucerons, Pierre et moi, nous n'en éprouvions pas moins de grandes émotions aventurières : « Partir pour un lointain voyage dans des contrées inconnues compte (...) parmi les plus heureux moments de l'existence. En se libérant d'un seul sursaut des entraves de l'habitude, de la chape de plomb de la routine, de la tunique des égards et de l'esclavage du chez-soi, l'homme se sent tout à coup inondé de bonheur. Dans ses veines, le sang circule aussi prestement que du temps de son enfance... De nouveau point l'aube de la vie ».
Et les rencontres se multipliaient, les Suédois nous apprenaient un jeu de chez eux, Throw the pigs, qui consistait à lancer deux petits cochons de plastique et, selon leur position à l'atterrissage, nous accumulions ou perdions des points. Il n'y a pas si longtemps, paraît-il, ils jouaient avec de vrais cochons.
Pendant que nous flânions dans les marchés à la recherche de ramboutans, nous découvrions le fruit le plus insolite, le durian, à propos duquel Mark Twain prédisait « qu'un jour, quelqu'un en importerait en Europe et le vendrait comme fromage ». Si singulière, si épouvantable se révélait son odeur que le Lonely Planet mentionnait que l'on pouvait toujours se risquer à en goûter sous une forme altérée... « which also smells like shit and tastes like shit but looks like ice cream». Le Grand Palace nous dévoilait ses merveilles royales; le quartier chaud de Patphong, ses perles orientales... Qui, pour les touristes, exécutaient de petits numéros d'une tristesse infinie : sortir de leur vagin des colliers de lames de rasoirs, lancer des fléchettes pour crever des ballons accrochés au mur, déboucher des bouteilles de Coke, toujours l'oeuvre de cette intimité malmenée. Quelques scrupules nous prévenaient de nous divertir de plus satisfaisantes façons dans ce quartier; un soupçon d'hypocondrie nous confortait par ailleurs dans nos réserves.
Souvent, nous nous retrouvions en début de soirée dans un restaurant rustique d'un grand marché à ciel ouvert, près des flots sombres du Chao Phraya, la table se remplissait de petits plats, un 26 onces de Mékong au centre, et la chaleur de Bangkok, la fraîcheur du fleuve, la magie du whisky, les visages souriants de nos amis, la douceur, souvent la surprenante beauté des Thaïlandaises qui nous servaient, nous entrechoquions nos verres et, les yeux pétillants comme ceux du capitaine Haddock, mille milliards de mille sourires coulaient dans mes veines.
Si je ne progressais pas beaucoup sur le chemin de mon autorévélation, j'accumulais d'impérissables souvenirs de lendemains de veille avec Pierre, à déambuler nonchalamment dans les rues de Bangkok, euphoriques, encore dans les vapeurs de la nuit, à nous remémorer les événements, à les reconstruire, à nous en réjouir, à commenter n'importe quoi, à partager la plus insignifiante observation, comme en rêvait jadis Montaigne, qui en savait le privilège : « C'est une rare fortune, mais de soulagement inestimable, d'avoir un honnête homme, d'entendement ferme et de moeurs conformes aux vôtres, qui aime à vous suivre. J'en ai eu faute extrême en tous mes voyages. Mais une telle compagnie, il la faut avoir choisie et acquise dès le logis. Nul plaisir n'a goût pour moi sans communication. Il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l'âme qu'il ne me fâche de l'avoir produite seul, et n'ayant à qui l'offrir ».
On ne voyage cependant pas que pour se récompenser d'être en vie, célébrer ses amitiés à tous les coins de rue ou prendre les jours et les gens comme ils viennent. Nous étions en Asie, et on ne s'aventure pas à l'extrémité du monde sans se savoir l'obligation d'en ramener quelque chose de valable, une idée inédite, une intuition sur soi, au moins un éclat d'intelligence supplémentaire dans les yeux qui, pour l'instant, n'étaient surtout rougis que par nos abus de whisky. C'est pourquoi nous avons élu de gagner le nord de la Thaïlande, où les touristes se hasardaient plus rarement.
(…)