Homme d’affaires malgré moi : le géant vert du plein air
Des employés qui peuvent aller faire du surf quand bon leur semble, un engagement constant en faveur de l’environnement au détriment de certains profits, une garderie en milieu de travail dès le début des années 1980 : voilà la culture d’entreprise d’Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia. Dans ce livre passionnant, ce Californien d’origine québécoise partage sa vision avant-gardiste des ressources humaines et de l’environnement. Une lecture incontournable pour tout amateur de plein air !
Patagonia n’est pas une entreprise comme les autres. Née d’une passion pour les sports de nature, elle prospère depuis toujours dans le respect des valeurs humaines et environnementales.
De ses débuts de forgeron-surfeur-grimpeur-nomade à sa philosophie de l’environnement et de la conception des produits, son fondateur Yvon Chouinard partage dans cet ouvrage sa culture d’entreprise, un véritable modèle à suivre.
Entre autres initiatives, il a créé en 2001 l’association « 1% pour la planète » qui regroupe aujourd’hui plus de 450 entreprises qui versent 1% de leur chiffre d’affaire à des organismes militant pour la protection de l’environnement. On se réjouit de savoir que son livre (illustré de nombreuses photos d’archive) est utilisé comme manuel de cours dans plus de 30 universités américaines!
Homme d’affaires malgré moi, Confessions d’un entrepreneur qui veut sauver la planète, par Yvon Chouinard, Éditions Transcontinental, 2007, 282 pages.
Extraits :
Introduction
Je suis un homme d’affaires depuis bientôt cinquante ans. Il est difficile pour moi d’écrire ces mots. C’est comme si je devais admettre que j’étais alcoolique ou avocat. Je n’ai jamais éprouvé de respect pour cette activité. Les entreprises sont condamnables d’être en grande partie les ennemies de la nature, de détruire les cultures indigènes, de prendre au pauvre et de donner au riche et d’empoisonner la terre avec les effluents de leurs usines.
Il faut pourtant reconnaître que l’entreprise contribue à fournir de la nourriture, à guérir les maladies, à donner du travail et, plus généralement, à enrichir notre existence. Et l’on peut réaliser des choses positives et gagner de l’argent sans pour autant perdre son âme. C’est le sujet de ce livre.
Comme beaucoup de gens qui vécurent leur jeunesse dans les années soixante, j’ai grandi dans le mépris des multinationales et des gouvernements à leur botte. Le rêve emblématique du jeune républicain qui veut gagner plus d’argent que ses parents, monter sa propre entreprise afin de la faire prospérer au plus vite pour l’introduire en Bourse et prendre ainsi sa retraite pour jouer au golf au paradis des loisirs ne m’a jamais attiré. Mes valeurs sont nées d’une vie passée au contact de la nature, à pratiquer mes passions, des sports que certains disent « à risques ».
Ma femme Malinda et moi-même, ainsi que les autres salariés anticonformistes de Patagonia, avons tiré les leçons de ces pratiques sportives et du style de vie alternatif qu’elles engendrent, pour les appliquer à la gestion d’une entreprise.
Mon entreprise, Patagonia, est expérimentale. Elle existe pour mettre en pratique les recommandations que tous les livres catastrophistes sur l’état de notre planète donnent pour remédier à la dégradation de la nature et éviter l’effondrement de notre civilisation. En dépit de l’avis quasi unanime des
scientifiques qui nous alertent sur le fait que nous sommes au bord du gouffre, notre société manque de volonté pour prendre des mesures. Nous sommes collectivement paralysés par l’apathie, l’inertie et le manque d’imagination. Patagonia existe pour se battre contre les idées reçues et montrer un nouveau style d’entreprise responsable. Nous pensons que les modèles actuels du capitalisme, qui exigent une croissance sans fin, sont critiquables pour les ravages qu’ils font subir à la nature ; ils doivent changer. Patagonia et son millier d’employés ont la volonté et les moyens de prouver au monde des affaires qu’agir pour le bien de chacun n’est pas incompatible avec le fait de faire des bénéfices.
Il a fallu quinze années pour écrire ce livre, le temps nécessaire pour nous prouver que nous étions capables de rompre avec les pratiques classiques du milieu des affaires et de construire un modèle qui fonctionne non seulement bien mais mieux. Surtout pour une entreprise qui a l’intention d’être encore là dans cent ans.
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Les débuts : une vie de forgeron-grimpeur-surfeur
En 1957, j’achetai dans une brocante une forge à charbon, une enclume de soixante-quinze kilos, quelques paires de tenailles et des marteaux et je commençai à apprendre la ferronnerie. Depuis que je m’étais lancé dans l’escalade de plusieurs jours dans les grandes parois du Yosemite qui nécessitaient la mise en place de centaines de pitons, je voulais fabriquer mon propre matériel d’escalade. Les pitons en acier tendre qui venaient d’Europe étaient destinés à n’être utilisés qu’une fois et à être laissés en place. De meilleurs pitons avaient déjà été fabriqués par John Salathé, un grimpeur et forgeron suisse, à partir d’essieux d’un vieux modèle de Ford A. Il les avait utilisés pour réaliser la première ascension de la cheminée Lost Arrow au Yosemite, mais depuis, il avait arrêté de les faire.
Je fabriquai mes premiers pitons à partir d’une lame en alliage d’acier et de chrome-molybdène, récupérée sur une moissonneuse ; pitons que T.M. Herbert et moi-même avons utilisés pour nos premières ascensions de la cheminée Lost Arrow et la face nord de Sentinel Rock au Yosemite. Ces pitons plus durs et plus solides étaient parfaits, glissés dans les fissures à peine formées du Yosemite et pouvaient être retirés pour être utilisés encore et encore. Je les avais conçus pour moi-même et les amis avec lesquels je grimpais ; puis, des amis d’amis ont commencé à m’en réclamer. Je pouvais forger deux pitons à l’heure et j’ai commencé à les vendre un dollar cinquante pièce. On pouvait se procurer des pitons européens pour vingt cents, mais il fallait mon nouveau matériel, plus performant, pour le type d’escalade de pointe que nous accomplissions.
Je voulais aussi créer un mousqueton plus solide. En 1957, j’empruntai 825,35 $ à mes parents pour acheter un marteau-pilon à matrices. Je me rendis en voiture au siège de la société Alcoa à Los Angeles ; j’avais dix-huit ans, une barbe fournie, des spartiates en cuir Levis et la somme exacte, au cent près, en espèces. Le personnel d’Alcoa savait difficilement gérer les espèces mais ils fabriquèrent ma machine-outil.
Mon père m’aida à construire un petit atelier à partir du poulailler que nous avions dans l’arrière-cour de notre maison à Burbank, à Los Angeles. Comme je pouvais transporter la plupart de mes outils, je partais surfer avec tout mon matériel dans la voiture. Je me baladais tout au long de la côte californienne, de Big Sur à San Diego. Je surfais puis portais mon enclume sur la plage, découpais des pitons angulaires avec un ciseau à froid et un marteau, avant de repartir surfer sur une autre plage. Je payais l’essence avec les bouteilles de soda que je récupérais dans les poubelles et que je revendais.
Les années suivantes, je passais l’hiver à forger des pitons et d’avril à juillet, je partais dans les parois du Yosemite ; puis en plein cœur de l’été, j’allais grimper sur de hauts sommets, au Wyoming, au Canada ou dans les Alpes pour revenir au Yosemite à l’automne, jusqu’à ce que la neige tombe. Je gagnais alors ma vie en vendant le matériel que je fabriquais depuis le coffre de ma voiture, mais cela me rapportait peu.
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Première prise de conscience environnementale
Malgré le chiffre d’affaires croissant, les bénéfices de Chouinard Equipment ne dépassaient pas, à la fin de l’année, les 1 %. Comme nous étions constamment en train de revoir la conception du matériel, il nous fallait presque chaque année changer nos machines-outils et nos moulages qui, normalement, s’amortissent sur trois à cinq ans. Au moins, nous n’avions pas de concurrent : personne n’était assez fou pour se lancer sur ce marché. Dès 1975, Chouinard Equipment était devenu le fournisseur de matériel d’escalade le plus important des États-Unis.
L’environnement commençait à se dégrader. L’escalade devenait de plus en plus populaire, mais avait tendance à se concentrer sur des voies célèbres et des sites connus comme le canyon El Dorado près de Boulder, les Shawangunks dans l’État de New York et la vallée du Yosemite. Le martèlement répété des pitons en acier dur, pendant leur placement et leur extraction dans les frêles fissures fragiles, endommageait sérieusement la roche. Je revins dégoûté d’une ascension du Nose au El Capitan, à cause de la dégradation de la roche, encore intacte quelques étés auparavant. Frost et moi décidâmes alors que nous cesserions progressivement la fabrication des pitons. Ce fut la première des grandes décisions environnementales que nous allions prendre au fil des années. Les pitons étaient la pierre angulaire de notre entreprise mais ils détruisaient les rochers que nous aimions.
Heureusement, il existait une alternative aux pitons, des coinceurs en aluminium qui pouvaient être glissés dans et hors des fissures au lieu d’être martelés. Les grimpeurs britanniques les utilisaient déjà sur leurs falaises, mais parce qu’ils étaient encore très rudimentaires, personne d’autre en Europe ou aux États-Unis ne s’en servait ou ne leur faisait confiance. Nous créâmes alors nos propres modèles appelés Stoppers et Hexentrics que nous vendîmes en très petites quantités jusqu’à la parution du catalogue Chouinard Equipment de 1972.
L’éditorial du catalogue débutait par « Un mot… », un texte rédigé par les propriétaires de la société, sur les conséquences néfastes de l’utilisation des pitons. Il y avait aussi un essai de quatorze pages sur l’escalade « propre », écrit par un grimpeur du Sierra Club, Doug Robinson, sur la manière de se servir des coinceurs, qui commençait par un paragraphe très fort : « Il existe un mot pour cela et ce mot est “propre”. Ne grimper qu’avec des coinceurs à cames ou des bicoins comme protection est de l’escalade propre. »
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Toujours à l’avant-garde technologique
À l’époque où toute la communauté d’alpinistes ne s’habillait qu’avec des superpositions de coton, de laine et de duvet qui s’imprégnaient d’humidité, nous cherchions à nous inspirer d’autres genres de vêtements pour mieux nous protéger. Nous décidâmes qu’une matière que les pêcheurs de l’Atlantique Nord portaient, un pull en fourrure polaire (un tissu qui garde la chaleur sans absorber l’humidité), serait idéale pour la montagne.
Nous avions besoin de trouver des échantillons de ce tissu afin de vérifier si cette idée était bonne mais ce ne fut pas facile. Finalement, en 1976, Malinda, mue par une intuition, décida de se rendre au marché aux tissus en gros de Los Angeles. Elle tomba sur ce que nous cherchions, un stock des filatures Malden qui venaient quasiment de faire faillite à la suite de l’effondrement du marché de la fausse fourrure et bradaient leurs tissus. Nous réalisâmes alors quelques modèles que nous partîmes tester en montagne, en conditions réelles. Ce tissu en polyester était particulièrement chaud, surtout porté sous une veste de pluie. Il restait chaud même mouillé, séchait en quelques minutes et permettait de réduire le nombre de couches de vêtements que nous avions l’habitude de porter. Nos premiers vêtements polaires, empesés à cause des apprêts, étaient fabriqués dans un tissu destiné, à l’origine, à recouvrir les sièges des toilettes !
Nous ne pouvions regrouper suffisamment de commandes pour obtenir des tissus sur mesure, alors nous devions nous contenter des stocks existants de Malden, un marron monstrueux et un bleu clair tout aussi hideux. Lorsque nous montrâmes ces vestes pour la première fois à un salon de Chicago, une acheteuse, en pointant le doigt sur l’une d’elles, demanda à notre vendeur, Tex Bossier, de quelle fourrure il s’agissait. Tex, impassible, répondit : « C’est de la fourrure extrêmement rare de caniche bleu de Sibérie, m’dame ! » Elles étaient vraiment horribles et boulochaient terriblement mais devinrent bientôt incontournables pour les activités de plein air.
Ce n’était pourtant pas la panacée de porter un vêtement chaud séchant rapidement sur des sous-vêtements en coton qui, eux, absorbent la transpiration et gèlent instantanément.
C’est pourquoi en 1980, nous avons mis au point des sous-vêtements chauds en polypropylène, une fibre synthétique hydrophobe et ultra-légère. À l’époque, elle était employée dans des produits industriels comme les cordes marines qui avaient la propriété de flotter. Sa première utilisation comme matière textile l’avait été en doublure de couches jetables pour bébé. Les propriétés de dispersion de la fibre permettaient de garder l’enfant au sec en transférant l’humidité vers les matières plus absorbantes, dans la profondeur de la couche.
Une entreprise norvégienne avait déjà fabriqué des sous-vêtements en polypropylène en mailles extensibles fines qui permettaient de disperser la transpiration, mais ils avaient un défaut rédhibitoire : ils étaient tellement fins et poreux qu’ils ne tenaient pas assez chaud. Notre tricot était quatre fois plus épais ; brossé à l’intérieur, il était très doux et souple.
En utilisant les propriétés de ces sous-vêtements comme la base d’un nouveau système, nous fûmes la première entreprise à enseigner aux pratiquants d’activités de plein air, à travers des textes dans nos catalogues, le concept de la superposition. Cette approche impliquait de porter une couche contre la peau pour évacuer la transpiration, une couche intermédiaire pour la chaleur et une couche extérieure pour se protéger du vent et de la pluie.
Notre pédagogie paya puisque nous vîmes beaucoup moins de gens porter du coton et de la laine en montagne, qu’on remplaça par des pulls bleu clair et beige qui boulochaient, portés sur des sous-vêtements en polypropylène à rayures.
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Une culture d’entreprise innovante
Du milieu des années quatre-vingt au début des années quatre-vingt-dix, le chiffre d’affaires de Patagonia bondit de 20 millions à 100 millions de dollars par an. Malinda et moi ne sommes pas pour autant devenus personnellement plus riches car nous avons gardé les bénéfices au sein de l’entreprise. À bien des égards, cette croissance était excitante. Nous ne nous ennuyions jamais. Les nouveaux employés, y compris ceux qui occupaient les postes les moins rémunérés, dans les magasins ou à l’entrepôt, pouvaient s’élever rapidement dans la hiérarchie et gagner de meilleurs salaires. Pour quelques-uns des postes à pourvoir, nous étions obligés d’aller chercher à l’extérieur et là, nous pouvions choisir entre les meilleurs candidats, aussi bien de l’industrie du textile que de celle du plein air. Mais la plupart des nouvelles embauches s’effectuaient grâce à un solide réseau en pleine croissance. Quand il y avait une offre d’emploi, nos employés le faisaient savoir à leurs amis, aux amis des amis et aux membres de leur famille.
En dépit de cette croissance rapide, nous arrivions à conserver d’une façon générale les valeurs qui étaient les nôtres. Nous avions toujours autant d’enthousiasme. Nous étions entourés d’amis qui s’habillaient comme bon leur semblait. Pendant la pause du déjeuner, les gens continuaient à aller courir, surfer ou jouer au volley-ball sur l’aire de jeu située à l’arrière des bâtiments de l’entreprise. L’entreprise aidait à financer des séjours en ski ou à grimper, et d’autres sorties étaient organisées de façon informelle par des groupes qui partaient pour les Sierras le vendredi soir et rentraient chez eux un peu groggy mais heureux, juste à temps pour revenir travailler le lundi.
Cette expansion rendit nécessaires certains changements. En 1984, Great Pacific Iron Works prit le nom de Lost Arrow, comme société holding pour nos autres opérations : Patagonia concevait, fabriquait et distribuait l’habillement ; Chouinard Equipment faisait de même pour le matériel d’escalade. Nous recréâmes Great Pacific Iron Works pour gérer nos magasins de détail et Patagonia Mail Order devint une entité séparée. Cette année-là, nous construisîmes le nouveau siège social de Lost Arrow qui était dépourvu de bureaux individuels, même pour les directeurs.
Cet aménagement intérieur pouvait quelquefois être source de distraction mais favorisait la communication. Le comité directeur travaillait dans un large espace ouvert que les employés avaient vite baptisé le « corral ». Nous avions installé une cafétéria qui servait de la nourriture saine, principalement végétarienne, où les salariés pouvaient se retrouver tout au long de la journée. Et nous ouvrîmes, sur l’insistance de Malinda, une halte-garderie d’entreprise, le Great Pacific Child Development Center. À cette époque-là, il n’y en avait que 150 à travers tout le pays – on en compte aujourd’hui plus de 3 000. La présence des enfants qui jouaient dans la cour ou déjeunaient avec leur mère ou leur père à la cafétéria aidait à garder une atmosphère plus familiale que celle d’une entreprise habituelle. Nous proposâmes également aux jeunes parents, mais aussi à nos autres employés, des horaires à la carte et le partage de poste.
Nous n’avons jamais eu à nous soumettre à une culture d’entreprise traditionnelle avec ses préjugés qui inhibent la créativité. Ce que nous avons fait, la plupart du temps, était simplement de nous en tenir à notre propre tradition. En d’autres temps, cette tradition aurait pu paraître assez spéciale mais de nos jours, la plupart des entreprises ont adopté une manière de travailler un peu plus décontractée, et nous jouâmes un rôle non négligeable dans cette tendance.
Pour assurer la croissance continue de l’entreprise, en revanche, nous avons appliqué de nombreuses méthodes traditionnelles, en accroissant le nombre de nos produits, en ouvrant de nouveaux comptes et de nouveaux magasins, en développant nos marchés à l’étranger, mais rapidement, nous courûmes le danger de voir trop grand et de nous retrouver au point de rupture. Nous étions sur le point de déborder de notre niche naturelle comme spécialistes du plein air. À la fin des années quatre-vingt, notre entreprise se développait à un tel rythme que si nous avions continué sur cette lancée, nous aurions atteint en dix ans un chiffre d’affaires annuel de plus d’un milliard de dollars. Il aurait fallu vendre dans les grands magasins et les supermarchés, ce qui aurait remis en cause les principes de base que nous nous étions donnés depuis que nous fabriquions le meilleur matériel du monde. Est-ce qu’une entreprise qui se veut le meilleur fabricant du monde dans son domaine peut avoir la taille de Nike ? Est-ce qu’un restaurant trois étoiles français de dix tables peut garder sa troisième étoile en ajoutant cinquante tables ? Est-il possible de tout avoir ? C’est la question qui me hantait dans les années quatre-vingt tandis que Patagonia grandissait. Pourtant, un tout autre problème m’obsédait bien plus encore : la détérioration de la nature. J’avais pu constater cette dégradation de mes propres yeux en retournant grimper, surfer ou pêcher dans des lieux que je connaissais bien, au Népal, en Afrique ou en Polynésie.
Je continuais dans ma pratique du MBA, le management by absence, et je partais tester nos vêtements et notre matériel dans les conditions les plus extrêmes en Himalaya ou en Amérique du Sud. J’étais celui qui était à l’extérieur, celui qui ramenait les idées nouvelles. Une entreprise a besoin d’une personne qui aime passer son temps dehors pour prendre la température du monde, alors pendant des années, je revenais tout excité avec des idées de nouveaux produits, de nouveaux marchés ou de nouvelles matières. Puis, j’ai commencé à constater de profonds changements dans le monde et je suis revenu avec des histoires sur les ravages écologiques et sociaux.
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Investir dans l’environnement
Nous commençâmes à donner régulièrement des subventions à de petites associations qui s’appliquaient à préserver et à restaurer les habitats naturels, plutôt qu’à de grosses ONG avec un personnel et des frais généraux trop importants, et trop liées aux entreprises. En 1986, nous nous engageâmes à reverser chaque année 10 % de nos bénéfices, somme que nous avons ensuite augmentée en la transformant en 1 % de nos ventes ou 10 % de nos bénéfices avant impôt, selon le montant le plus élevé. Depuis, nous avons toujours tenu cet engagement les années fastes comme celles de vaches maigres.
En 1988, nous avons conduit notre première campagne environnementale nationale, en soutenant un projet alternatif de désurbanisation de la vallée du Yosemite. Nous avons sollicité des textes d’écrivains que nous avons publiés dans notre catalogue et avons consacré de l’espace à ce projet dans nos magasins. Au fur et à mesure de notre engagement, nous avons mené des campagnes en faveur des saumons et de la préservation des rivières, contre l’Accord général des tarifs douaniers et du commerce (le GATT) et les accès aux marchés, contre les organismes génétiquement modifiés, pour le projet des Wildlands qui milite pour la conservation des espaces sauvages du Canada jusqu’au Mexique et, en Europe, contre le trafic routier international à travers les Alpes.
Nous avons compris aussi qu’en plus d’agir vers l’extérieur, il nous fallait balayer devant notre porte et réduire la pollution que nous générions en tant qu’entreprise. En 1984, nous avons commencé à recycler tout notre papier et à rechercher un fournisseur qui produirait un papier à fort pourcentage recyclé. Comme nous étions les premiers aux États-Unis à utiliser du papier recyclé pour notre catalogue, le résultat, la première année, fut catastrophique. Le papier expérimental ne retenait pas correctement l’encre ; les photos étaient floues et les couleurs brouillées. Mais pour cette seule année, cela économisa 3,5 millions de kilowatts-heures d’électricité, 22 millions de litres d’eau, 23 tonnes de polluants aériens et 1 190 m3 de déchets non réductibles en décharge, sans compter les quelque 14 500 arbres qui échappèrent à l’abattage. L’année suivante, la qualité fut bien meilleure. Nous effectuâmes par ailleurs des recherches et innovâmes dans le recyclage et l’utilisation de matériaux moins toxiques pour la construction ou la rénovation de nos bâtiments. Nous travaillâmes aussi avec les filatures Malden et Wellman pour développer un polyester recyclé que nous utilisons depuis pour fabriquer nos polaires Synchilla.
La croissance se maintenait. Notre réussite, dans les années quatre-vingt, était telle que nous avons commencé à croire qu’elle durerait toujours. Nous avons alors décidé de continuer ainsi.
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Plus que tous les chiffres de ventes ou même que toutes les gammes de vêtements, ce dont nous sommes le plus fiers est d’avoir pu distribuer, depuis 1985, vingt-cinq millions de dollars comptant ainsi que des donations en nature à des associations militant sur le terrain pour la préservation de l’environnement. Nous mesurons nos réussites par les menaces qui ne se sont pas concrétisées : des forêts anciennes qui ont échappé à l’abattage, des mines qui n’ont pas été creusées dans des régions vierges ou des pesticides dangereux qui n’ont pas été pulvérisés sur les cultures. Nous voyons le résultat tangible de nos efforts : des barrages préjudiciables démolis, l’habitat naturel de rivières réhabilitées, des territoires classés comme sauvages ou pittoresques et la création de parcs et d’espaces naturels protégés. Nous ne pouvons nous attribuer seuls tous les mérites de ces victoires, car nous nous contentons souvent de n’apporter que des fonds à ceux qui se trouvent en première ligne. Cependant, il faut reconnaître que Patagonia se trouve quelquefois à l’origine d’initiatives et de réussites notoires.
« Il a fallu quinze années pour écrire ce livre, le temps nécessaire pour nous prouver que nous étions capables de rompre avec les pratiques classiques du milieu des affaires et de construire un modèle qui fonctionne non seulement bien mais mieux. »
« Plus que tous les chiffres de ventes ou même que toutes les gammes de vêtements, ce dont nous sommes le plus fiers est d’avoir pu distribuer, depuis 1985, vingt-cinq millions de dollars comptant ainsi que des donations en nature à des associations militant sur le terrain pour la préservation de l’environnement. »
« Nous ouvrîmes une halte-garderie d’entreprise. À cette époque-là, il n’y en avait que 150 à travers tout le pays. La présence des enfants qui jouaient dans la cour ou déjeunaient avec leur mère ou leur père à la cafétéria aidait à garder une atmosphère plus familiale que celle d’une entreprise habituelle. Nous proposâmes également aux jeunes parents, mais aussi à nos autres employés, des horaires à la carte et le partage de poste. »
« Les entreprises sont condamnables d’être en grande partie les ennemies de la nature, de détruire les cultures indigènes, de prendre au pauvre et de donner au riche et d’empoisonner la terre avec les effluents de leurs usines. »
« En utilisant les propriétés de ces sous-vêtements [NDLR : en poplypropylène] comme la base d’un nouveau système, nous fûmes la première entreprise à enseigner aux pratiquants d’activités de plein air, à travers des textes dans nos catalogues, le concept de la superposition. »