Extrait de Nomades, Rencontres avec les hommes du désert, de Philippe Frey
On les imagine déserts… Ils sont pourtant peuplés de milliers d’irréductibles nomades empreints de liberté et gardiens de savoirs ancestraux. C’est pour les rencontrer que Philippe Frey parcourt les confins arides du monde depuis 20 ans. Aventurier, ethnologue et écrivain, il relate dans son dernier livre ses plus fortes rencontres. Extraits et entrevue.
Depuis l’âge de 16 ans, Philippe Frey parcourt les déserts du monde. Exploits solitaires, ses traversées sont pourtant indissociables de rencontres heureuses, dangereuses ou rocambolesques, qui ont marqué sa vie d’homme et d’explorateur.
Docteur en ethnologie, enseignant à l’Université de Strasbourg, il est l’auteur de plusieurs récits d’aventures, dont Nomade blanc (1992) qui raconte sa traversée du Sahara en chameau d’est en ouest, une première qui lui a valu le prix Liotard.
Dans son dernier ouvrage, il brosse une dizaine de portraits bruts et autant de tranches d’aventures qui ont approfondi ses connaissances du désert, des hommes et de lui-même.
Nomades, Rencontres avec les hommes du désert, de Philippe Frey, éd. Robert Laffont, 2006, 190 p.
Extraits
Pourquoi le désert ?
« On m’a souvent demandé d’où venait ma passion des déserts et j’ai toujours répondu que je ne savais pas bien, sinon que je devais poursuivre un rêve de gosse curieux d’aller voir ce qu’il y avait derrière l’horizon. Ou bien que j’étais motivé par le défi de traversées inédites, ou encore par l’exploit en lui-même, comme un adepte d’Alexandre von Humboldt pour qui les périls sont censés « élever la poésie de la vie ». […]
D’aucuns parlent de virus ou de drogue, comme si la pratique du désert était une toxicomanie. D’autres affirment que, pour aimer le désert, il faut certainement une bonne dose de misanthropie ou bien se sentir inapte à la vie en société. Je ne suis évidemment pas d’accord. On ne va pas dans les déserts pour fuir ses semblables. En tout cas pas moi. Au contraire, si je m’y rends si souvent, c’est dans le but d’aller à la rencontre des populations qui sont parvenues à y vivre dans des conditions que l’on dit inhumaines et qui ont donc à ce titre tant à nous apprendre de l’humanité. Elle est assurément là, la réponse à la question de départ. […] Il s’agit pour moi d’emmener le lecteur de l’autre côté, comme s’il avait traversé avec moi tous ces déserts, les yeux rivés sur la boussole, avec comme repère l’angle entre l’ombre projetée de mon corps et la direction à suivre. Cette manière, avec l’obsession du cap, c’est ce que j’appelle « naviguer avec son ombre ». Elle a inspiré chaque ligne de ce livre. »
(...)
Cheik Kabashi
La première figure du désert qui me vient à l’esprit est celle d’un vieux caravanier du Soudan. C’était au début de ma grande traversée du Sahara d’est en ouest. On m’avait encouragé à rencontrer le vieil homme, doyen d’une tribu nomade nourab du sud du désert Libyque. Je m’étais plié de bonne grâce à la recommandation et j’avais été le visiter comme un vieux sage qui allait me prodiguer conseils et avis indispensables à ma survie. Du reste, son nom, cheik Kabashi, signifiait « vieux sage » ou « guide », et son origine kebasbish était gage d’une grande hospitalité. Je le trouvai dans une modeste hutte du caravansérail aux abords d’Abu Simbel où lui même s’était arrêté quelques heures plus tôt pour abreuver ses cinquante chameaux de la plus belle espèce qu’il comptait vendre au prix fort en Egypte.
Il portait des sandales fatiguées en cuir d’antilope ainsi qu’une tunique défraîchie parsemée de taches qui trahissaient moins la misère, ou la négligence, que son grand âge. Il était entouré de quelques membres de son clan, tous très grands, très beaux, très fins, et excessivement chaleureux, comme tous les Kebasbish. Le cheik était peut-être le plus fin, le plus grand, le plus beau de tous, avec sa courte barbe grisonnante, mais il n’était pas le plus chaleureux. Le visage fermé, il se contentait de me jauger du coin de l’œil tout en trempant ses doigts dans une galette de maïs noyée de sauce à l’oignon. La pâtée paraissait succulente. Il n’invitait cependant personne à la partager, contrairement à la tradition d’hospitalité que les autres Kebasbish avaient respectée en m’offrant chacun leur tour un des trois verres de thé rituels (Kebasbish signifie « celui qui est assis un verre de thé à la main »). Il jouit sûrement de privilèges, pensais-je. Comme tout vieux sage qui se respecte, son verbe devait rester rare. Et, s’il choisissait de se taire, c’était selon moi pour le rendre encore plus précieux. Cependant, comme aucun oracle ne venait, je me demandais ce que je faisais là.
Je jetais un œil à la pauvre hutte de planches et de tôles ondulées qui nous servait d’abri. Un cageot d’oignons dans un coin, une natte étalée par terre, faisaient tout le mobilier. Deux, trois poules faméliques couraient dans nos jambes en caquetant. J’avais hâte de rejoindre mes chameaux et la solitude du désert. Mes dattes et mes sachets de soupe. Mes galettes de farine cuites pour la semaine et les étoiles pour tout spectacle. Nous étions à la frontière égypto-soudanaise, aux portes de l’Ash Shimaliya, l’un des plus vieux déserts de la planète, creusé de cratères sableux et de sillons antédiluviens qui le font ressembler à la lune ; j’avais devant moi des semaines d’exploration et de bonheur, et j’entendais ne plus différer un instant le moment du départ. Je pris congé. C’est alors que le vieux Kebasbish déploya son mètre quatre-vingt-cinq pour me prodiguer ses conseils. Ou plutôt, c’est parce que l’un des Nourabs de son clan se fit l’interprète de mes questions supposées que le vieux sage se décida à y répondre. Sa voix était belle, encore ferme, basse, mais elle ne m’apprit rien du tout. Des généralités. Des trucs pour débutant alors que j’avais déjà plusieurs déserts à mon actif. J’avais en outre fini ma thèse sur les techniques chamelières au Sahara et, tout nasrani que j’étais, j’aurais peut-être pu lui en remontrer à ce vieux Kebasbish au profil de médaille.
Voilà ce que je pensais alors. Je ne savais pas encore qu’on n’en a jamais fini avec son apprentissage. Car parmi les petites choses qu’il voulut bien me dire, une devait me sauver la vie lorsque je me la rappelai quelque sept ou huit mois plus tard. C’était à l’autre extrémité du continent, à la pointe ouest du désert malien qui s’avéra d’une difficulté inattendue à cause de la mollesse de ses dunes et de la chaleur qui atteignait cinquante- cinq degrés en cette saison, fin avril, un des records de la planète. Quant au sol, qu’il fût dur ou mou, sa température grimpait aisément à soixante-quinze degrés. La traversée fut si rude que j’y laissai mes deux chameaux. Le premier, une belle bête touareg à poil long et blanc, souffrit soudain de vertiges et perdit en quelques jours toute sa vitalité. Sa santé déclina à folle allure. Je l’avais pourtant négocié chèrement pour sa robustesse au marché d’Agadez au Niger. Depuis des jours, je ne le montais plus, délestant le maximum de charge sur l’autre chameau. Mais rien à faire. J’avais beau raccourcir les étapes, une dizaine de kilomètres contre cinquante habituellement, j’avais beau lui donner tout le zbad que je pouvais ramasser, lui ajouter des kilos de sucre dans ses rations d’eau, non, il ne montrait plus d’appétit, il renâclait, il refusait les pentes les plus anodines, nous obligeant à d’incessants contournements. Et pour se dépêtrer d’un pas difficile, il s’affolait en dégageant une vigueur anormale. Il était manifestement au bout du rouleau. Je ne pouvais pas l’abandonner au désert. Je ne pouvais pas non plus attendre qu’il se rétablisse. Nous y serions tous passés. On était condamnés à avancer. Je répugnais à le faire, mais il me fallait le cravacher pour gagner mètre après mètre. Il n’avançait plus que derrière l’autre chameau, poitrail contre croupe, ce qui perturbait complètement son compagnon malien, pas habitué à mener la marche. J’évitais les heures les plus chaudes et arrêtais notre caravane entre dix heures et quatre heures de l’après-midi. Je lui donnais mon ombre (un pan de toile tendu à un piquet planté dans le sable), mais la pauvre bête perdait ses forces à vue d’œil et blatérait d’épuisement. Elle commençait aussi à exhaler cette odeur caractéristique que j’appris plus tard à reconnaître comme l’odeur âcre de la mort en marche.
Le soir, elle se coucha sur le flanc et se mit à racler le sable en cercle avec ses soles. Très mauvais signe. Je la laissai reposer tout le jour. Puis la nuit. À l’aube, le brave chameau se remit courageusement sur pattes comme s’il avait voulu me faire plaisir. Mais il devait savoir comme moi que s’il s’arrêtait c’était la fin pour lui, et par conséquent la fin pour moi. Je le caressai longtemps, le forçai un peu à manger, et nous repartîmes tant bien que mal à l’assaut des dunes géantes. Je choisissais les passages les plus aisés, les pentes les moins molles, le poussant ou le tirant pour le soulager dans l’effort. Chaque pas nous rapprochait du puits et augmentait nos chances de réussite. L’oasis la plus proche était quand même à cent cinquante kilomètres. Pas un arbre ni un buisson à l’horizon. Plus aucune trace de vie animale. Même les scarabées noirs du désert, réputés les plus résistants à la chaleur, semblaient avoir déserté la zone. Nous étions en plein cœur de l’Aklé, cet ensemble dunaire instable qui rend les cartes fausses une année sur l’autre, et il m’était impossible d’adapter ma route ou de la détourner vers un point précis, plus proche, où trouver de l’ombre et du secours, la formation sableuse s’étant massivement déplacée vers le sud/sudest au gré de l’harmattan, emportant avec elle tous les repères. Des trois cartes dont je disposais, aucune n’indiquait la même chose. Je maintenais le cap sur Zouina en vérifiant constamment ma position à la boussole, cap au 210, que je corrigeais au besoin d’un degré ou deux d’heure en heure. Mais le cinquième jour de ce régime pourtant doux fut aussi le dernier. Mon chameau blanc se coucha dans les sables avec un blatèrement sinistre ; il semblait ne plus vouloir lutter. Nous avions parcouru à peine dix kilomètres depuis la veille, beaucoup trop peu. C’était fini.
Il est terrible de voir un chameau mourir. Il n’y a rien à faire. Quand il s’arrête, il s’arrête. Je savais qu’il ne se relèverait plus. Il avait décliné à une vitesse stupéfiante. La nuit venue, je me couchai contre lui, dans son dos. J’entendais son souffle faiblir. Mais peut-être qu’il dormait aussi. À bout de forces moi-même, je finis par m’endormir à mon tour. Au matin, ne sentant pas le battement habituel de sa queue dans mon dos, je lui touchai le flanc. Il était tiède, mais je ne l’entendais plus respirer. Je lui soulevai une patte, elle retomba raide. J’allumai ma lampe torche pour l’ausculter. Je vis une lueur rouge dans ses yeux. Des yeux de revenant, morts, qui fixaient sans le voir le faisceau lumineux. L’autre chameau devait connaître un sort plus pitoyable encore. Non qu’il souffrît davantage, mais parce que son agonie dura plus longtemps. C’était une bête berabish. Rousse. Assez dolente, à l’inverse de mon beau chameau blanc qui s’était montré valeureux jusqu’au bout. Et depuis qu’il était seul, le berabish n’avançait plus, d’autant qu’il portait à présent la charge de son malheureux compagnon. Je dus cette fois encore me faire violence pour le persuader d’avancer à coups de trique, mais il s’effondrait contre chaque touffe de zbad et blatérait sans discontinuer. Mes chances d’en sortir vivant se réduisaient d’heure en heure ; si le chameau berabish qui portait l’eau venait à mourir lui aussi, elles seraient carrément nulles. Et c’est ce qui arriva.
À soixante-dix kilomètres de Zouina, subitement, en plein midi, il se baraqua tout seul dans le sable et se coucha sur le côté, malheureusement la bosse dans le dévers de la dune, d’où il me fut impossible de le sortir. C’est là qu’il finit. Dans cette position indigne, pattes en l’air, comme une dénégation de sa condition d’animal le plus adapté au désert. Que dire alors de l’homme qui restait ! Je n’avais plus qu’à porter l’eau moi-même et quitter le plus vite possible ce cimetière. Pas d’autre solution que de hisser sur mes épaules l’outre polymérisée contenant mes dernières chances de survie. Bien qu’aux trois quarts vide, elle pesait sur moi avec un effet paradoxal : d’un côté elle me garantissait une autonomie de deux-trois jours, mais de l’autre elle me ralentissait. Terrible dilemme : avancer en me délestant de tout pour atteindre un puits au plus vite ; ou bien économiser chaque goutte mais supporter vingt kilos sur les épaules, vingt kilos qui vous plombent et vous enfoncent jusqu’au mollet dans le sable brûlant. Naturellement, la hantise de la soif l’emporta sur toute autre considération et je finis mon eau petit à petit sans avoir atteint Zouina.
Résultat : une fatigue intense, proche du collapsus, les poumons brûlés, les tempes prêtes à éclater et plus une goutte d’eau. Une situation désespérée à trente-cinq kilomètres du puits. C’était trop bête. Pourtant je ne me résignais pas à griller sur place. Et je continuais à marcher en automate, crapahutant dans les montées et m’abîmant dans les pentes, fixant un point au loin, un point imaginaire puisqu’il n’y avait pas d’arbre ni de relief suffisant pour y accrocher le regard. C’est alors qu’un visage m’apparut à l’endroit précis de ce point. La figure était géante et je reconnus immédiatement le visage du vieux Kebasbish que j’avais croisé au Soudan des mois auparavant. Je le voyais distinctement. Ce n’était pas un mirage. Je voyais ses yeux, la finesse de ses traits, je voyais sa barbe grise coupée au ciseau et je l’entendais me dispenser ses petits trucs de survie comme il y a huit mois, à huit mille kilomètres de là, de sa voix basse et posée. « Il faudra peut-être éventrer ta bête. » Voilà ce qu’il dit, et voilà que le message qui m’avait paru si archaïque à l’époque, presque sans signification, me frappa cette fois par son actualité brûlante.
Mais oui, il fallait trouver l’eau où elle se trouvait : dans le ventre du chameau mort. Sans perdre de temps, je rebroussai chemin dans la direction du chameau berabish que j’avais abandonné à une dizaine de kilomètres de là. La question maintenant était de savoir si je tiendrais jusqu’à lui. Si j’avais recouvré un peu d’espoir, il ne m’en fallait pas moins me désaltérer un minimum pour arriver vivant. Aussi je guettais chaque pli dans les dunes, chaque ondulation sous la surface pouvant indiquer la présence d’un solifuge qui me conduirait jusqu’à une racine quelconque enfouie dans les sables, et dont je pourrais recueillir l’humidité en la suçotant. Mais si le mouvement des dunes était assez doux dans cette partie de l’Aklé, le sable, lui, était plutôt dur, et nulle vie animale ou végétale ne semblait se manifester. On était dans l’aridité la plus absolue. Je me donnais une poignée d’heures avant de décrocher. Après ce serait le délire, puis l’agonie. Peut-être tiendrais-je jusqu’à la nuit, cependant je savais qu’elle ne m’accorderait aucun répit car si la nuit repose les yeux, elle ne dispense pas de boire. Tout au plus gagnerais-je cinq ou six kilomètres, si toutefois j’arrivais à me persuader que ça valait le coup de continuer à mettre un pied devant l’autre. Je m’accrochais confusément au souvenir des nomades berabish qui allumaient autrefois une lampe dans la nuit pour guider les caravanes égarées. Mais c’était autrefois, et les caravanes empruntaient exclusivement l’axe nord/sud tandis que moi je traversais plein ouest, à des kilomètres de toute piste chamelière.
Je ne me voyais pas d’autre perspective, aucun avenir, quand j’aperçus enfin la masse brune du chameau au loin, couché sur le flanc. Je me traînais jusqu’à lui en passant en revue les gestes à faire pour ne pas compromettre cette ultime chance de m’en sortir. Je tenais déjà à la main mon couteau à moitié émoussé. Sans attendre, je m’affalai contre le chameau sans vie et lui ouvris le ventre. Une masse de viscères s’en échappa, glissant dans mes mains. Je fouillai là-dedans, à la recherche de l’omasum, la panse de l’estomac qui contenait les herbes mélangées à de l’eau que ma monture avait prédigérées. Dans un geste barbare, écœuré par le sang et l’odeur de mort, mais luttant frénétiquement pour ma survie, j’attrapai les cinq poches de l’estomac reliées entre elles et les pressai dans la cuvette qui me servait habituellement à pétrir la pâte à pain, récupérant jusqu’à la dernière goutte du liquide nauséabond. J’étais sauvé. N’exagérons pas, ce n’était pas de l’eau pure coulant à la source. C’était une boue herbeuse qu’il me fallait maintenant filtrer patiemment dans un linge pour en recueillir goutte à goutte quelques décilitres d’un liquide épais et verdâtre. Mais comme je l’avais appris des nomades, on ne doit jamais juger une eau. Il me fallait boire, j’ai bu. Je continuai mes opérations de filtration jusqu’à la nuit. Le soir, j’avais de quoi tenir jusqu’à Zouina. Sauvé.
Une phrase. Il avait fallu une phrase anodine et la vision du vieux Kebasbish pour me sortir de ce mauvais pas. Il m’est arrivé souvent depuis de le retrouver en haut d’une dune ou au fond d’un erg, comme dans le désert pakistanais du Seïstan, alors que j’étais dans une situation encore plus impossible et que je ne pensais pas m’en tirer vivant. Le même visage m’était apparu, tranquille, immuable, non pas comme l’incarnation tranquille et immuable de la sagesse, pas davantage comme la figure du Créateur ou un avatar de l’Anonyme incarné, mais plutôt comme la preuve humaine que l’on pouvait survivre à d’inhumaines conditions, puisque ce vieux caravanier du Soudan avait fait toute sa vie dans le désert et qu’il avait encore belle allure. Aucune raison donc que je reste à griller sur place et que j’accepte mon sort comme une pièce de choix pour les chacals, non, la vision du vieux Kebasbish s’était imposée à moi pour me délivrer son message salvateur dont la simplicité apparente m’avait caché la profondeur. Un rappel amical en somme. Un signe. Depuis, il m’habite. Il fait partie de ma petite cosmogonie personnelle avec quelques autres hommes et femmes du désert qui m’ont appris ce qu’aucun livre ne saurait dire.
« Naturellement, la hantise de la soif l’emporta sur toute autre considération et je finis mon eau petit à petit sans avoir atteint Zouina. […] Pourtant je ne me résignais pas à griller sur place. Et je continuais à marcher en automate, crapahutant dans les montées et m’abîmant dans les pentes, fixant un point au loin, un point imaginaire puisqu’il n’y avait pas d’arbre ni de relief suffisant pour y accrocher le regard. »
Entrevue avec l’auteur, Philippe Frey
Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez ces hommes du désert?
Leur capacité à survivre. Vous prenez n’importe qui et vous le mettez dans le désert, il meurt en 48 heures! Ces gens arrivent à vivre au jour le jour, et ce, depuis des dizaines de milliers d’années. C’est d’ailleurs ici paradoxalement que l’on retrouve les plus anciennes civilisations. Ils ont développé des techniques de survie notamment à partir des plantes – plus nombreuses que l’on pense dans le désert – et connaissent exactement tout ce qui peut se consommer et tout ce qui est toxique. Finalement ils connaissent la nature! Et pour nous c’est une grande leçon.
Y aura-t-il encore des nomades dans 100 ans?
Je pense que oui. Un nomade vit bien : il a le lait de ses chamelles et de la viande, il peut se déplacer, faire des caravanes... Il y a même des populations qui n’étaient pas nomades et qui le deviennent. Si un accident ou une catastrophe majeurs survenait sur la terre, ce serait sans doute ces peuples du désert qui s’en sortiraient le mieux!
Selon vous quels impacts les changements climatiques vont-ils avoir sur les déserts et leurs populations?
Il s’agit d’un réchauffement de la planète, donc les déserts vont rester là et même peut-être s’étendre, bien que leur avancée ne soit pas très nette aujourd’hui… Mais pour les nomades, ça ne changera rien! Au contraire, ils auront peut-être même plus d’espace!
Au fil des histoires racontées dans votre dernier livre, on pourrait penser que vous préférez le désert à ses hommes?
Non! Simplement, les relations sont parfois extrêmement dures. On ne sait jamais sur qui l’on va tomber, surtout dans des zones de guerre, de guérillas, ou de trafic de drogue. À l’époque des conquêtes et des colonisations, beaucoup plus de gens sont morts assassinés que morts de soif dans le désert, c’est aussi un paramètre! L’homme n’est pas un animal viscéralement gentil. Il peut y avoir des rencontres exceptionnelles d’hospitalité, mais parfois c’est très dur, en particulier quand il n’y a plus d’État ni de police.
Vous évoquez le thème du tourisme comme pollution dans le désert… Qu’en est-il exactement ?
Au Sahara en particulier, le tourisme est polluant. Quand des milliers de véhicules laissent leurs traces, leurs poubelles, leurs feux dans des zones fragiles, cela se remarque! Mais lorsqu'on part en petits groupes avec des chameliers, qui sont de vrais nomades (ils ne peuvent survivre que là où il y a un peu de pâturages) ça peut aider à faire perdurer leur style de vie dans un souci écotouristique. Un peu comme les circuits que l’on propose au sein de mon association de voyage équitable.
Quel conseil dispenseriez-vous à quelqu’un qui souhaite découvrir ces espaces?
Allez-y en hiver – de novembre à février – c’est la meilleure saison pour découvrir le Sahara, qui demeure le plus grand et le plus beau des déserts!
Avez-vous ressenti la dimension spirituelle souvent évoquée dans ces lieux?
Il s’agit d’abord d’endroits naturellement durs. Il y a toujours un geste utile à faire et l’on ne peut pas trop se permettre de rêver ou de tomber en transe! Cela dit, les grandes religions monothéistes sont nées dans le désert. Quand il n'y a rien, l'homme revient à l'essentiel : une rencontre humaine, de la compassion, un peu d'eau et de nourriture... Contrairement aux sédentaires, qui accumulent des biens et vivent de gaspillage divers, on retrouve vite ici, une certaine harmonie intérieure.
Le saviez-vous ?
L’année 2006 a été déclarée Année internationale des déserts et de la désertification par l’Organisation des Nations Unies afin de susciter des prises de conscience et des réflexions sur cet écosystème fragile. Une bonne raison d’en apprendre davantage sur ce milieu de vie…
> Les déserts représentent un peu plus du 1/5 de la surface de la Terre et il y en a environ 20 % qui sont de sable.
> Avec une superficie de 9,1 millions de km2, le Sahara est le plus grand et représente environ 10 % du continent africain.
> Le quart de la surface des États-Unis et le tiers du Mexique sont recouverts de déserts.
> Selon la définition officielle, un désert est un territoire recevant moins de 200 mm de précipitations par an. Celui de l’Atacama au nord du Chili est le plus aride au monde. Sa pluviométrie moyenne enregistrée entre 1964 et 2001 n’atteignait que 0,5 mm par an.
> Les plantes désertiques intéressent de près les chercheurs – notamment ceux des compagnies pharmaceutiques – à cause de leur résistance à la sécheresse et leur tolérance au sel. Certaines stockent l’eau, et d’autres, dont les racines atteignent la nappe phréatique, préservent l’intégrité des sols et entravent l’érosion. Leur présence permet aussi de ralentir la vitesse des vents de sable. (K.W.)
Source : Bulletin d'information du Portail de l'eau de l'UNESCO no 142.