Habitat 67 : Surfer sur une vague de pollution
De plus en plus d’adeptes de surf et de kayak profitent d’une vague magnifique du Saint-Laurent qui s’offre à eux au sud-ouest de Montréal. Plusieurs ignorent qu’ils se jettent dans un site hautement pollué.
« Habitat 67 » est le nom donné à un train de vagues de trois mètres de hauteur, sans ressac ni rochers menaçants, qui déferle à 15 minutes du centre-ville de Montréal, à l’ombre du bâtiment modulaire construit l’année de l’Expo. De mai à septembre, des centaines de personnes s’y jettent pour s’adonner au surf et au kayak. « Ils se baignent dans l’un des sites les plus toxiques du Canada », tonne Daniel Green, président de la Société pour vaincre la pollution (SVP).
Selon lui, des byphényls polychlorés (BPC), des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et une quantité importante d’autres produits toxiques en provenance du Technoparc de Montréal, un terrain industriel situé en bordure de l’autoroute Bonaventure, se déversent directement dans le fleuve aux environs de ce site. Une étude de la firme ontarienne Environmental Bureau of Investigation (EBI), datant de 2002, relevait le haut taux de contamination du Technoparc. Les conclusions étaient accablantes : le taux de BPC déversé dans le fleuve à cet endroit dépassait de 8,5 millions de fois la limite légale. Le président du groupe écologiste américain Waterkeeper Alliance, Robert F. Kennedy Jr., affirmait après une visite en août 2003 : « Je n’ai jamais vu un tel site où l’on peut constater de nos yeux tant de matière se déverser dans un cours d’eau. C’est un crime sérieux. Si cela se produisait aux États-Unis, nous assisterions à une intervention fédérale. »
Comme si cela ne suffisait pas, des débordements d’égouts s’écoulent en amont d’Habitat 67, particulièrement après de fortes pluies. « Il y a des risques pour la santé humaine et la Ville de Montréal ne s’occupe pas du problème », affirme Daniel Green, qui se bat depuis plusieurs années pour faire décontaminer le Technoparc, dont l’activité industrielle remonte à plus d’un siècle. À cet endroit aujourd’hui occupé par Téléglobe, Bell Mobilité et la Cité du cinéma, on veut construire le stade de soccer de l'Impact de Montréal. Dans le passé, le Technoparc a été une cour de triage, un site d’enfouissement, un aéroport, un stationnement. Durant la dernière campagne électorale fédérale, le chef du Parti libéral, Paul Martin, promettait d’y investir 25 millions de dollars sur les 100 millions nécessaires à la décontamination. Mais il a perdu ses élections...
De bonnes raisons de s’inquiéter
Lorsque le kayakiste Pascal Lavoie s’est rendu sur place avec des amis, à l’été 2004, il a constaté « très nettement » une odeur d'essence. « Après quelques coups de pagaie, nous pouvions voir de grandes nappes huileuses au milieu du courant. J'avais entendu dire auparavant que cette vague était polluée, mais cette journée-là, je l'ai constaté de mes yeux », explique-t-il.
Son inquiétude quant à la salubrité des lieux est justifiée. D’une part, les produits chimiques sont d’importants cancérogènes et, d’autre part, le contact physique avec les eaux d’égouts peut provoquer différentes infections bactériennes, la plus commune étant la gastroentérite. De plus, on y trouve une troisième source de pollution issue du drainage de surface du réseau routier. Dès qu’il pleut, huiles et hydrocarbures sont drainés vers le fleuve.
Geneviève Chénard rapporte que des gens ont souffert de brûlures aux yeux et de maux de gorge à la suite de leurs visites à la vague d’Habitat 67. Cette ancienne administratrice du Club de kayak d’eau vive de Montréal, qui détient une maîtrise en environnement, avait d’ailleurs pensé prévenir la Direction de santé publique de Montréal afin d’éclaircir la situation. Mais ses amis pagayeurs se sont montrés très réticents à cette démarche craignant qu'une enquête contribue à fermer l'accès au site. Elle y a donc renoncé.
« Personnellement, je n’irais pas me baigner là », confie Robert Perreault, directeur général du Conseil régional de l’environnement de Montréal. « Le Technoparc est effectivement un endroit hautement pollué qui n’a jamais fait l’objet de mesures adéquates de décontamination. » Durant des décennies, rappelle l’ancien ministre du gouvernement du Québec et député de Mercier, les ateliers du Canadien Pacifique et de Via Rail y ont contaminé le sous-sol avec un lixiviat (eau chargée de polluants organiques et minéraux) qui continue de s’infiltrer vers les eaux de surface. « On ne sait pas exactement où se retrouve la soupe de produits toxiques qui y est produite », déplore-t-il.
Rien de tel n’apparaît pourtant sur les photos de Corran Addison[1] qui donne des cours d’initiation au surf sur la vague en question. On y voit plutôt des hommes et des femmes en maillot de bain, sans vêtement de flottaison individuel ni casque de sécurité, s’en donner à cœur joie, en plein soleil. On se croirait dans un site enchanteur, à mille lieux de ce que décrivent les environnementalistes.
Des indices officiels encourageants
Il est vrai que la Ville de Montréal présente sur son site Qualo des indices plutôt encourageants de la qualité des eaux ceinturant l’île. Au Cap Saint-Jacques et à la pointe des Carrières de l’île Bizard, la baignade est autorisée, de même que dans le parc Jean-Drapeau où le lac artificiel est alimenté par l’eau du fleuve. On a ouvert temporairement la plage de la promenade Bellerive, dans l’est de Montréal. Une initiative qu’on veut répéter à Verdun, situé en amont d’Habitat 67.
À l’exception de l’extrémité nord-est de l’île et le long de la rivière des Prairies, la carte du Réseau de suivi de milieu aquatique, datant d’août 2004, est jonchée de points verts signifiant que la quantité de coliformes fécaux est inférieure au taux de toxicité fixé par le ministère de l’Environnement. La baignade y aurait donc été sécuritaire au moment des relevés. Robert Perreault, qui a lui-même profité de la plage Bellerive l’an dernier, en convient : « La qualité de l’eau du fleuve s’améliore autour de Montréal, dit-il. Mais le système d’aqueduc est inadéquat, de sorte que les pluies abondantes font rapidement déborder le réseau. »
Même s’il déconseille la fréquentation d’Habitat 67, le biologiste Guy Deschamps, qui s’occupe du dossier de l’eau à la Ville de Montréal, confirme. « L’eau qui coule autour de Montréal est d’excellente qualité, globalement. Mais à cause de quelques sites problématiques, comme à l’île des Sœurs où les eaux des égouts se jettent directement dans le fleuve, et des débordements dans le réseau, on ne peut pas autoriser actuellement la baignade. (NDLR : sauf aux quelques endroits mentionnés plus haut, libres d’accès de façon permanente ou temporaire) »
Durant tout l’été, la Ville de Montréal informe les citoyens des plus récents échantillonnages. Priscilla Fortier, qui surfe à Habitat 67 deux fois par semaine durant la saison estivale, a pris l’habitude de consulter le site du Réseau de suivi de la qualité bactériologique de l’eau de Montréal avant d’organiser ses sorties. Mais elle est consciente des limites de ces informations. Celles-ci ne sont disponibles qu’après 24 à 48 heures d’analyse bactériologique. S’il a plu la veille de la consultation, les données ne sont plus à jour. Et encore, ces analyses ne tiennent compte que de la contamination bactériologique de l’eau de rivage et non des autres formes de pollution. « La pollution d’origine chimique est beaucoup plus difficile à mesurer, poursuit M. Deschamps. C’est une pollution diffuse, complexe. Les moyens de la mesurer existent, mais ils sont très coûteux. »
Depuis 2002, date de l’étude d’EBI aux conclusions si accablantes, « rien n’a changé », affirme Daniel Green, qui se rend sur les lieux une fois par mois afin de monter un dossier incriminant l’inertie de la Ville de Montréal. À force de recueillir des échantillons et de prendre des photos, il a pu constater que les rejets étaient encore plus abondants durant les heures de pointe de la circulation automobile, car les vibrations du sol facilitent l’écoulement des polluants. « En fait, tout mouvement de machinerie lourde provoque des écoulements. Cela n’augure rien de bon en vue de la construction du stade Saputo dans cet arrondissement. »
Pour Robert Perreault, il y a certainement lieu de s’inquiéter. « Avant d’organiser des activités de sport nautiques, c’est évident qu’il faudrait s’assurer de la salubrité des lieux », lance-t-il. Daniel Green abonde dans le même sens. Il suggère aux mordus de l’eau vive d’éviter les périodes de pointe, le matin et l’après-midi, et d’attendre de un à trois jours avant d’aller surfer s’il y a eu de fortes pluies. « Sinon, ils se jettent dans le pipi et le caca de Montréal. »
Lien utile :
Réseau de suivi du milieu aquatique (RSMA) de la Direction de l’environnement de la Ville de Montréal : www.rsma.qc.ca
Les rapides de Lachine : une eau de meilleure qualité Selon le Suivi de la qualité bactériologique des cours d’eau de Montréal, les cinq sites d’échantillonnage des rapides de Lachine, le Bassin de pêche de Lasalle, la Terrasse Serre, la Terrasse Lasalle, le Quai de Rafting Lasalle et le parc Ranger, affichent un taux de coliformes fécaux de moins de 20 par 100 ml d’eau, seuil au-delà duquel il vaut mieux ne pas se baigner. Semaine après semaine, les techniciens de la Ville de Montréal rapportent de bons résultats de leurs analyses. Cela signifie que les rapides fréquentés quotidiennement par une quantité d’adeptes d’activités nautiques et par une horde de bateaux remplis de touristes sont d’une qualité jugée « excellente ». « C’est une eau beaucoup plus stable en terme de qualité qu’à Habitat 67 », affirme le biologiste Guy Deschamps, chargé de ce dossier à la Ville de Montréal. Même si le lac Saint-Louis, en amont, est par endroits très pollué, l’action des rapides et du fort courant permet l’oxygénation de l’eau, ce qui a un effet purificateur. Même le système d’aqueduc des agglomérations environnantes (Lachine et Lasalle) est digne de confiance, car les égouts collecteurs sont déviés vers le nord pour y être traités. Le problème de débordement en cas de fortes pluies, qui rend la baignade si hasardeuse à plusieurs endroits sur l’île de Montréal, ne se pose pas. « On peut s’y baigner sans risques. Pas d’inquiétudes là-dessus », affirme Guy Deschamps. En fait, cette eau d’une « pureté cristalline » présente des caractéristiques idéales en termes de concentration de phosphore et d’azote. C’est d’ailleurs dans cette région du Saint-Laurent que la population de Montréal puise l’eau de son réseau d’eau potable. |