Sans domicile fixe… sur un canot mobile
Quelques mois après leur retour, l'équipe du Défi Go Fetch nous relate certains des moments les plus marquants de son expédition en kayak. Premier volet d'une série palpitante de récits sur l'eau.
Sur l’eau, on parle de tout et de rien; un genre de remue-méninges en continu. Souvent, ce sont les questions des curieux que l’on rencontre sur notre chemin qui génèrent notre blabla quotidien. En bien ou en mal, les questions concernent souvent l’apparence.
Évidemment, l’apparence : trois longs kayaks blancs, autant de gars puants et rougis par le soleil, deux tentes déployées et abîmées par le temps, par les vents. De la bouffe à l’odeur alléchante sur notre petit brûleur de camping; des gars qui ne sont vraisemblablement pas des gens de la place.
L’image que l’on projette de nous-mêmes est souvent celle de trois clochards en mission.
Nous avons peu d’argent. Nous nous sommes départis de toute chose superflue, et nos kayaks sont nos baluchons. Nous dormons sous un pont, sur une rampe de bateau, ou encore dans un parc. Dans la ville ou la campagne, un peu toujours à la merci des gens. Une invitation sous un toit et un bon repas chaud sont des cadeaux du ciel...
C’était durant une progression de nuit, sous les étoiles de la Caroline du Sud, que notre propre personnification du clochard s’est vue interrompue. Entre le point A et le point B, nous avons fait la connaissance de Bill, un bonhomme de 65 ans seul dans son canot.
Bill avait quitté la Virginie quelques mois plus tôt à bord de son vaisseau, avec l’intention de rejoindre la Floride. En fait, ce qui le préoccupait, c’était de rejoindre un endroit chaud avant le début de l’hiver.
«Tant qu’à être un sans-abri, je vais aller quelque part où il fait chaud !» nous avait-il expliqué.
Quelques années plus tôt, Bill avait perdu sa mère, la seule femme, famille et amie dans sa vie. L’année suivante, il perdit sa maison et tous ses biens après un incendie. Et dans les jours qui suivirent, il réalisa une fois pour toutes que les soixante années qu'il avait passées à regarder la télévision, et à rester cloîtré chez lui, sans expériences et sans éducation, à collectionner des maladies chroniques comme des étampes et à être un « mama’s boy » - comme il le disait lui-même - constituaient la seule vie qu’il avait vécue.
Du moins, jusque là.
Sans télévision à sa disposition pour regarder son émission favorite « Ma petite pouliche », Bill prit la décision de quitter sa petite grâce et profiter du cadeau que lui avait fait un voisin : un vieux canot en aluminium. Direction : plein sud.
Cette décision fut son salut. Déjà, après deux mois de progression en canot, il avait cessé de prendre une grande partie des médicaments qu’on lui prescrivait. Il ne lui en restait presque plus au moment où nous l’avons quitté. De toute manière, il n’en avait plus du tout envie. Il se proclamait sans-abri; difficile de le contredire.
Après plus d’un an de kayak et à près de 1000 km de notre destination finale, l’image de Bill me revenait souvent à l’esprit. Un personnage coloré avec sa fameuse mascotte, « Twilight Sparkle », de son émission fétiche.
Notre attention aussi était centrée, en bien ou en mal, sur l’apparence. Bill possédait de l’équipement bien plus précaire que le nôtre, son portefeuille ne contenait que 65 $ et il avait vécu plus de drames ces dernières années qu'il s'en trouve dans un épisode de Game of Thrones. Mais nous partagions quelque chose en commun : nous vivions tous sous la même nuit étoilée, à l’aventure. À cette différence près que notre mission était de vivre, et celle de Bill, de survivre.